3.5.2022, Laurence Julliard, coll, Amina Righi
On peut penser à préserver l’environnement et en même temps acheter des fraises en hiver. Notre cerveau nous joue-t-il des tours? Réponse avec Julien Intartaglia, professeur à la Haute École de gestion Arc Neuchâtel.
Julien Intartaglia s’est spécialisé dans l’étude des mécanismes d’influence et des comportements humains. Adepte des neurosciences et des sciences cognitives, il est l’un des rares chercheurs francophones à appliquer ces cadres conceptuels et méthodologiques dans la recherche marketing. Auteur du récent Neuro-communication: le cerveau sous influence, il est aussi le conférencier à notre Assemblée générale ce 3 mai.

«L’humain est un être réflexe plutôt que de réflexion, mais la déprogrammation, ça se travaille!» Photo: Jean-Luc Barmaverain
Selon les neurosciences, qu’est-ce qui motive nos choix de consommateur?
Nos choix sont émotionnels et affectifs, dans la consommation comme dans notre rapport à tous les objets du quotidien. Par essence, l’être humain est bien plus primaire que rationnel. La partie primitive de notre cerveau est vieille de 400 à 500 millions d’années, alors que la zone rationnelle, le cortex, est apparue plus récemment, entre 3 et 5 millions d’années. Les neurosciences nous apprennent que toute tentative pour toucher quelqu’un doit passer par une approche émotionnelle. Regardez les influenceurs qui développent de grosses communautés sur les réseaux sociaux. Ils travaillent sur la dimension affective. Les gens qui les suivent ont l’impression de les estimer sans les avoir jamais rencontrés et pensent obtenir de l’estime en retour. Autre élément, pour vendre quelque chose, il faut comprendre ce qui constitue une peur, une frustration, une incertitude. Neurologiquement parlant, le fait d’être placé dans l’inconfort fait qu’on cherche à en sortir. Le produit, ou service, doit apparaître comme la solution d’apaisement. Le mécanisme est le même pour promouvoir un comportement vertueux en santé publique, par exemple.
Comment se déroule l’acte d’achat?
D’un point de vue neurologique, nous sommes des êtres de routine. Notre mémoire inconsciente stocke un grand nombre de réflexes, d’automatismes. Ces derniers se révèlent lorsque nous achetons. Nous prenons des décisions de manière répétée surtout dans des lieux où nous avons pour habitude de ne pas devoir beaucoup réfléchir. À ce titre, la pandémie a été intéressante à observer. On m’avait demandé si nous allions fondamentalement changer nos habitudes de consommation, nous tourner davantage vers le e-commerce local, par exemple. J’avais répondu que non, et ça n’a pas manqué: à la fin du confinement, on a vu des queues de trois heures devant les magasins, notamment chez McDonald’s.
Qu’est-ce qui s’est joué là?
Les gens avaient été privés de leurs routines durant des semaines. La première envie a été de retrouver quelque chose de «normal». En même temps, ils sont paradoxaux: ils connaissent l’envers du décor pour les salariés chez McDo, mais cela ne les empêche pas d’y manger et de nourrir son chiffre d’affaires ahurissant. Idem pour les baskets Nike fabriquées sur le dos des enfants ou les véhicules électriques dont certains composants, comme le cobalt, sont tout aussi polluants. L’être humain a beau avoir rationnellement conscience de dysfonctionnements, la routine se réinstalle et fait fi du reste. Nous sommes, neurologiquement, des «reproducteurs de comportement ». Ces réflexes nous permettent de fonctionner dans notre quotidien sans trop utiliser la matière grise de notre cortex.
Vous dites que la majorité de nos choix sont rapides et inconscients. Comment s’en sert la grande distribution?
En plaçant certains rayons dans des endroits stratégiques, par exemple. Une étude a montré comment mettre les gens en appétit et de bonne humeur en jouant sur l’olfactif. Il a suffi que le rayon boulangerie-pâtisserie soit à l’entrée. Saveurs et odeurs ont aiguisé l’appétit et, en libérant la dopamine, un neurotransmetteur du plaisir, activé l’envie d’acheter. À l’inverse, le commerce peut jouer sur le sentiment d’aversion ou l’évitement de la perte. Rien n’est pire que de rater une bonne occasion! Le consommateur déteste perdre, même ce qu’il n’a pas. Les sites d’e-commerce qui actionnent un compte à rebours jouent sur ce mécanisme: plus le nombre de ventes réalisées défilent, plus le client croit qu’il risque d’en être privé. Et il succombe à l’achat.
Comment réagit notre cerveau face à une offre de type Black Friday?
Là aussi, même principe. Les offres sont limitées dans le temps, il faut les saisir sous peine de ne pas avoir de prochaine fois avant plusieurs mois. Le cerveau limbique, émotionnel, est en éveil. Et puis la partie purement rationnelle a permis à chacun d’avoir mémorisé dans l’hippocampe le prix de référence pour un article. Le marchand enfonce le clou en le barrant pour mettre le prix cassé à côté. Les jeux sont faits.
L’humain est un être réflexe plutôt que de réflexion, mais la déprogrammation, ça se travaille !
Vous dites aussi que plus nous sommes exposés à une stimulation, comme les fraises en hiver, plus nous allons l’apprécier. Donc l’offre crée la demande?
Oui et non. En mettant des fraises sur les étalages de manière régulière toute l’année, on habitue le client à trouver cela banal. L’habitude se crée et se répète. Il n’y a plus de réflexion quant à la saisonnalité. L’industrie entretient ainsi la croyance qu’on peut avoir ce fruit tout le temps. Ça ne convainc probablement pas le membre FRC qui a développé ses propres convictions et n’achètera jamais machinalement des produits hors saison. Mais M. et Mme Tout-le-monde ne changeront pas de schéma de répétition comme ça. Cela étant, on ne peut pas non plus totalement dédouaner le consommateur, il doit prendre sa part de responsabilité. Bien sûr, l’industrie et la société favorisent certaines croyances. Mais nous les intégrons sans trop nous poser de questions ou nous nous satisfaisons de certaines contradictions. Le cortex peut nous dire qu’une chose est mauvaise, mais nous allons nous convaincre que «juste une fois, ce n’est pas grave». Alors qu’il faudrait plutôt se déprogrammer.
Une information objective, telle une étiquette énergie ou le Nutri-score, est-elle utile pour contrer le marketing sur les produits?
Ce n’est pas si simple! Là encore, notre pensée rapide et routinière fait que nous traduisons automatiquement le vert en «bon» et le rouge en «mauvais». Mais c’est faire preuve de paresse que d’imaginer que l’on peut s’en remettre à une couleur sans lire une étiquette. Un produit transformé doté d’un très bon Nutri-score reste industriel. Et ce n’est pas parce qu’un emballage est vert qu’il est exempt de greenwashing. Au lieu de nous reposer sur notre fainéantise, nous devrions réveiller notre capacité à réfléchir. Le problème, c’est que les messages destinés à développer un comportement vertueux sont orientés sur la rationalité – on croit que de transmettre des informations suffit à prendre la meilleure décision qui s’impose. Dans les faits, on devrait travailler sur l’affect et les expériences plaisantes qui ont du sens.
Et l’éthique dans tout ça?
Le neuromarketing ou la neuroconsommation sont des champs disciplinaires nouveaux. Ils ne servent pas qu’à développer les notions d’influence et de manipulation mais aussi à reprogrammer des routines. D’où l’intérêt de travailler avec les enfants dès le plus jeune âge sur des programmes ludiques, émotionnels, instinctifs, pour apprendre notamment à faire la différence entre désir et besoin de consommation.
Tout est-il déterminé?
Il reste pas mal de choses à découvrir au niveau cérébral, comme l’insula, qui traite du dégoût, de l’aversion, du déplaisir. La zone s’active lorsqu’on a payé quelque chose… et pas reçu. Plus on connaîtra le fonctionnement du cerveau et notre manière de traiter l’information, plus facilement nous trouverons les moyens de prévenir les comportements contre-productifs. Je reste optimiste.