14.6.2023, Yannis Papadaniel / Photo: shutterstock
Dans l’histoire de la médecine, le corps des femmes a toujours fait l’objet d’une attention particulière, pas toujours à l’avantage des concernées. Les mouvements féministes contribuent aujourd’hui à modifier les perspectives avec l’objectif d’offrir une médecine qui tienne compte non seulement des spécificités physiologiques mais aussi des rapports de genre qui ont des effets sur la santé et parfois entravent la prise en charge des femmes. Etat des lieux et passage en revue de quelques éléments de base.
On sait que les objets de consommation ont un genre et que cette distinction se cristallise dans ce que l’on appelle communément la taxe rose, un supplément de prix ajouté à des produits identiques dès lors qu’ils sont vendus à des femmes. En matière de santé, on observe également des différences, dont une partie est déjà connue: si les primes de l’assurance obligatoire sont les mêmes pour toutes et tous, il en va différemment dans les complémentaires santé (facultatives), où l’on observe des écarts considérables entre hommes et femmes. Deux explications à cette différence, qui concerne surtout la couverture hospitalière: le principe de solidarité est plus segmenté (entre des critères tels que l’âge, le sexe ou le lieu de résidence) dans l’assurance complémentaire que dans l’obligatoire (AOS) et, dès lors, le coût des prestations supplémentaires liées à la maternité n’est partagé qu’entre les femmes en âge de procréer et titulaires d’une assurance à cette fin.
Cette inégalité est partiellement compensée dans l’AOS puisque dès la 13e semaine d’aménorrhée jusqu’à la 8e semaine après l’accouchement, l’ensemble des prestations liées à la grossesse est exempté de la franchise et de la quote-part: que l’assurée ait opté pour une franchise à 300 fr. ou à 2500 fr. ne fait donc aucune différence. Seule ombre au tableau, qui crée une inégalité de traitement, lors d’une fausse couche qui se produit avant la 13e semaine de grossesse, franchise et quote-part sont dues même en cas de complication (le Parlement est en train d’examiner la possibilité d’une exemption de la franchise et de la quote-part dès la 1re semaine, mais l’élargissement n’a pas été décidé).
Le genre, incontournable pour comprendre la santé
En matière sanitaire, les questions du genre et du sexe ne se bornent pas au seul champ de la santé reproductive. La santé se révèle un champ propice pour observer plus globalement les différences biologiques entre sexes mais également la manière dont les attentes sociales, voire les idées reçues (à l’égard des hommes et des femmes) ont une incidence sur la distribution et la prise en charge de certaines pathologies. L’Office fédéral de la statistique (OFS) a d’ailleurs intégré depuis 2017 un volet spécifique sur le genre dans son Enquête suisse pour la santé (ESS). Pour l’OFS, le genre «est un concept incontournable pour comprendre la santé: les différences entre hommes et femmes dans tous les phénomènes sociaux marquent les corps, entrent sous la peau et s’observent à l’aide de données épidémiologiques telles que celles obtenues avec l’ESS».
Dès lors à la liste des déterminants sociaux dont dépend notre santé tels que nos habitudes alimentaires, nos revenus, notre rythme de vie ou notre lieu de résidence, il faut ajouter le genre. L’analyse en son prisme excède ainsi l’intérêt à des pathologies ou des thèmes qui seraient spécifiquement masculins ou féminins. La place assignée aux hommes et aux femmes, les règles tacites ou explicites à leur endroit les exposent au quotidien à des situations qui, cumulées, finissent par avoir un impact sur leur santé. Le cancer du poumon a longtemps concerné davantage les messieurs, avant que les dames – pour qui le tabagisme a été plus tardivement toléré – ne comblent leur retard.
L’espérance de vie à la naissance est plus longue de quatre ans chez les femmes en 2019, l’écart était de près de six ans au début des années 1980. Le tassement s’explique par le fait que les modes de vie entre genres se sont rapprochés. En dépit de cet avantage quantitatif, les femmes se déclarent en moins bonne santé. Elles ont tendance à déclarer davantage de douleurs chroniques. Et le sentiment de solitude est plus marqué chez elles, tout âge ou tout niveau de formation confondus. Ce rapport subjectif à la santé n’est pas une affaire de «psychologie», il découle du parcours social des personnes, qui les exposent à des risques, les sensibilisent ou non à la douleur, au ressenti de leur corps et à la manière de l’exprimer.
L’image corporelle et les comportements liés au poids en apportent une illustration. Vers l’âge de 8-10 ans, les individus commencent à questionner leur morphologie et leur poids et continuent à le faire à l’adolescence et à l’âge adulte. Le régime alimentaire et la pratique sportive sont influencés par des processus sociaux liés aux rôles perçus de chacun dans la société. Les garçons en surpoids sont dès lors plus susceptibles de faire de l’exercice et de suivre un régime à un indice de masse corporelle plus élevé que les filles; celles-ci sont plus susceptibles d’essayer des pratiques diététiques malsaines.
Diagnostics stéréotypés
Les pathologies, elles aussi, ont un sexe et, surtout, sont prises dans des rapports de genre. S’il existe des maladies exclusivement masculines et féminines avec à la clé une prise en charge spécifique, d’autres pathologies qui concernent les deux sexes se retrouvent piégées par des stéréotypes de genre. L’exemple le plus connu est celui des maladies cardiovasculaires: selon l’OFS, elles ont été responsables en 2019 de 31% des décès chez les femmes contre 29% chez les hommes. Or le sous-diagnostic est encore fréquent chez les unes, d’une part parce que l’infarctus est encore perçu comme un mal mâle. D’autre part, les symptômes peuvent se présenter différemment chez les femmes. Le même phénomène existe dans le sens inverse: l’ostéoporose est plus fréquente chez les femmes mais elle touche également les hommes. Ces derniers sont exposés à un fort risque de sous-diagnostic parce qu’ils ont tendance à ignorer qu’ils peuvent aussi en souffrir. De leur côté, les professionnel·le·s n’identifient pas nécessairement les symptômes spécifiques chez les hommes et/ou ne l’envisagent pas dans leur tableau clinique dès lors qu’un patient leur fait face.
La santé n’est donc pas qu’une affaire physiologique. Il existe un continuum entre le corps biologique et le corps social. Si ce continuum est désormais établi, sa documentation reste lacunaire d’un bout à l’autre de la chaîne lorsqu’il s’agit de sexe et de genre. La science a, par exemple, démontré que de nombreux médicaments affectent différemment hommes et femmes. Un principe actif n’agit pas nécessairement de la même manière sur les corps. L’intensité du traitement peut varier, mais les effets secondaires aussi.
Si la proportion exacte de traitements pour lesquels la réponse diffère est encore inconnue, le phénomène est connu dans sa transversalité: des variations ont été constatées dans des produits régulant l’activité cardiaque, la tension, la fonction rénale, et également dans des médicaments anticancéreux, des antiviraux et même des analgésiques (auxquels les femmes ont tendance à davantage recourir que les hommes). Pour autant, les essais cliniques – préalables nécessaires à l’autorisation de mise sur le marché d’un médicament – se font sur des échantillons où les femmes continuent à être sous-représentées. De la même manière que les personnes âgées sont exclues de la plupart des tests cliniques parce que leur âge les expose à des risques accrus, les femmes en ont été écartées en raison des conséquences sur d’éventuelles grossesses. Ces précautions, éthiques au départ, les exposent paradoxalement à des effets secondaires accrus et au risque de ne pas se voir prescrire le bon dosage.
Ni sur ni sous-doser les femmes
Dans un interview accordé à Femina, la professeure Carole Clair, médecin, coresponsable de l’Unité santé et genre à Unisanté, Lausanne, ainsi que professeure associée à la Faculté de biologie et de médecine, signale néanmoins toute la difficulté dans la prise en compte du genre et des différences physiologiques entre les sexes pour la médecine: «Les femmes ne sont pas un groupe homogène et on doit tenir compte d’autres facteurs. Il faut aussi ne pas tomber dans le travers inverse et systématiquement sous-doser les femmes. Par exemple, pour les substituts nicotiniques en cas d’arrêt du tabac, les femmes métabolisent plus vite la nicotine et auraient besoin d’un dosage plus élevé que les hommes.»
En somme, analyser la place du genre et du sexe dans la santé, comme dans tout autre domaine, revient à porter son attention sur l’interaction entre ces deux facteurs et l’ensemble des autres déterminants de la santé: c’est là qu’intervient la notion d’intersectionnalité, guère polémique au départ, qui définit la manière dont les différents attributs (sociaux et biologiques) se combinent et influencent nos trajectoires. Si la question du genre exige des développements, c’est parce qu’elle a longtemps été ignorée et que cet impensé n’est pas sans conséquence sur la prise en charge des femmes et la qualité des prestations qui leur sont offertes.
En savoir plus, revue de presse
Site de l’Unité santé et genre, Unisanté
L’ostéoporose chez les hommes et les femmes, Le Temps
Documentaire: Femmes les oubliées de la santé, France 5
L’enquête suisse sur la santé, OFS
Le développement des Femtech, un dossier du magazine Swissquote
Dossier sur genre et santé par swissinfo.ch
Émission La terre au carré, France Inter