10.11.2020, Sandra Imsand / Photo © Francesca Palazzi
On pourrait penser certains stéréotypes démodés. Pourtant, en 2020, ils sont toujours là. Et ils ont la vie dure.
Payer davantage pour un produit simplement parce qu’on est une femme, l’idée semble d’un autre temps. Et pourtant, cette discrimination existe, elle a même un nom: la taxe rose. Selon un calcul de la RTS, ce surcoût représente 100 fr. par mois et par femme, soit 1200 fr. par an. Le magazine Bilan pour sa part le chiffre à 130 000 fr. durant les quarante ans de vie active d’une femme.
Cette différence est rendue possible par la stratégie du marketing rose/bleu qui intervient dès le plus jeune âge. Une situation particulièrement visible à l’approche des Fêtes avec l’arrivée des catalogues de jouets. La séparation genrée y est très forte, les couleurs layette et bonbon y sont reines. Mais les caractéristiques vont plus loin. Les jeux destinés aux garçons sont tournés vers l’extérieur, font appel à l’imagination, la créativité, la fantaisie. Tous les possibles sont là. Ceux destinés aux filles sont pour leur part tournés vers l’intérieur ou le domestique, et font appel au réel. Ils permettent d’anticiper l’apprentissage de ce qui les attend dans leur vie d’adulte. En somme, jeux de construction contre dînettes, résume Cléolia Sabot, assistante doctorante en études genre à l’Université de Lausanne (UNIL).
En 2012, le fabricant de jouets suédois Eklund avait pris le contre-pied de la tendance. Il avait présenté un catalogue dans lequel un garçon déguisé en Spiderman poussait un landau rose et une petite fille conduisait un kart. L’information avait fait le tour du monde, relayée massivement dans tous les médias. Alors, exception ou nouvelle règle? Le changement est en mouvement, mais avance à très petits pas. En 2017, l’organisation anglaise Let Toys Be Toys révélait que 97% des enfants montrés dans les publicités avec des jeux de guerre étaient des garçons, alors que les filles étaient surreprésentées dans les pages des jouets domestiques. La chercheuse canadienne Yannik St-James a pour sa part révélé l’an dernier que les consommateurs utilisaient encore beaucoup le genre des enfants pour trouver des cadeaux de Noël sur internet, de quoi ne pas dissuader les magasins à changer d’optique. Le serpent se mord la queue.
De l’armoire à la salle de bains
Comment expliquer que les moeurs ne changent pas? La faute à notre culture, notre éducation. «Nous sommes des êtres sociaux, explique Solène Froidevaux, sociologue au Centre en études genre à l’UNIL. Nous apprenons très tôt quelles sont les attentes autour de la féminité et de la masculinité, et nous les intégrons.» La pression sociale pour que les femmes aiment le rose est forte. Cléolia Sabot confirme qu’il existe des injonctions redondantes, à la maison, dans la famille, à l’école, avec les camarades, à la crèche pour que tout soit cohérent. «Chez les enfants en bas âge, chez qui tout a une finalité, ces marqueurs sont perçus de manière très forte. Un garçon se dira qu’il en est un car il joue aux voitures.»
Dans les vêtements aussi, le stéréotype du genre est très présent. Il suffit d’observer les rayons pour y percevoir les messages. «On ne joue pas pareil selon la façon dont on est habillé, souligne Cléolia Sabot. Un pantalon foncé et solide permet plus de mouvement qu’une robe claire au tissu délicat. Et on demande à une fillette de se tenir de sorte qu’on ne voie pas sa culotte.» Le choix d’un vêtement a donc une incidence sur la manière de se mouvoir. Cette tendance a été renforcée dans les années 1990 avec les nouveaux canaux de communication, notamment les dessins animés où les codes filles/garçons sont très marqués.
La distinction dès la petite enfance apparaît aussi dans des produits d’apparence anodine, comme les gels douche et shampoings. Un exemple parmi d’autres, un produit pour enfant vendu chez Migros au prix de 2 fr. 75. D’un côté: Kids Dream, parfum stellaire de rêve. Le flacon, rose évidemment, comporte des coeurs. De l’autre: Kids Jump, parfum d’aventure des plus cools, à dominante bleue, utilise les codes des graffiti et est orné d’un skateboard. Pareil chez Coop, où le gel douche rose de la gamme Jamadu arbore la mention «girls» sur son emballage.
Justification sociale lourde à porter
Les produits neutres existent mais ne sont pas forcément accessibles au plus grand nombre. Plus chers, ils sont peu disponibles dans la grande distribution. De plus, analyse Cléolia Sabot, «ces articles reprennent plutôt les codes mâles, l’appropriation du féminin par le masculin étant non seulement plus problématique, mais également suspecte ». En d’autres termes, une femme peut utiliser les attributs d’un homme, mais le contraire est plus difficile. «Le féminin est menaçant pour un garçon et se l’approprier devient ridicule, comme ces petits qui mettent une robe pour faire rire.» C’est ainsi que dès l’âge de 2-3 ans déjà, les fillettes ont compris le prestige social attribué au masculin au détriment du féminin. Dans la mesure où le développement de la société de consommation confronte parents et enfants aux articles différenciés, il n’y a qu’un pas pour que les prix varient eux aussi. Un pas que se sont empressées de franchir les industries et leur cohorte de marketeurs (lire fiches thématiques).
Changer les mentalités est aussi difficile. Selon Cléolia Sabot, «le coût économique est plus absorbable que le coût social. Ainsi, il est plus simple d’acheter une veste rose à une fille, même coûteuse, que de prendre un modèle bleu et de devoir ensuite justifier constamment son choix.» Et tant que ces articles genrés trouveront preneur, les industriels n’auront aucun intérêt à les faire disparaître. Ces derniers sont par ailleurs très peu transparents sur la façon dont les produits sont fabriqués et invoquent régulièrement l’excuse du «surcoût de production» pour justifier des différences de prix.
D’autre part, la comparaison est rendue plus ardue, notamment par la disposition des rayons. «Au supermarché, les assortiments homme et femme se trouvent rarement rangés côte à côte, voire dans le même rayon, explique Solène Froidevaux. Les clients n’ont pas forcément le réflexe ou le temps de comparer les produits et leur prix.» D’autant plus avec les cosmétiques, où les listes des ingrédients sont difficiles à déchiffrer pour savoir si deux produits sont identiques, malgré des packagings très différents. C’est pourquoi la chercheuse suggère de donner une marge de manoeuvre à la cliente. A l’instar d’applications comme FRC Cosmétiques, qui évaluent les articles d’hygiène et de soin en les mettant sur un pied d’égalité, un outil pourrait permettre de trouver des produits similaires, peu importe l’emballage ou le genre pour lequel ils sont marketés. Cela permettrait aux clientes de moins subir de surcoût dans leurs achats et de pousser les entreprises à introduire progressivement un certain équilibre.
La Suisse peut mieux faire
La réponse à cette discrimination peut également être politique. Récemment, l’Etat de New York a interdit la taxe rose. En France, la «Charte pour une représentation mixte des jouets» a été signée en septembre 2019 dans le but de diminuer les stéréotypes et de mettre en valeur les joujoux de manière plus neutre. Selon une récente enquête de France Inter, ce document a porté ses fruits dans les rayons. Cette année, par exemple, les boîtes d’expériences scientifiques arborent toutes des visages à la fois de petits garçons et de petites filles. Les distributeurs promettent également la disparition des rubriques filles et garçons dans leur catalogue.
La Suisse est à la traîne. En 2016, le Conseil fédéral avait envoyé une fin de non-recevoir à Jean Christophe Schwaab, alors conseiller national vaudois. Ce dernier demandait l’examen de la situation dans le pays concernant la taxe rose. Le Conseil fédéral estimait pour sa part que le respect des pratiques commerciales loyales, notamment l’affichage clair des prix, suffisait. En gros, c’est encore une fois au consommateur de faire le travail.
Cet article est paru dans le magazine FRC Mieux choisir sous le titre «Budget du ménage: marre que rose et bleu mènent le bal!».