6.9.2022, Propos recueillis par Yannis Papadaniel / Photo: Jean-Luc Barmaverain
La consommation de médicaments ne cesse d’augmenter en Suisse. Dispose-t-on d’outils pour l’enrayer? Le Pr Nicolas Rodondi répond.
La lutte contre la surmédicalisation vise surtout à préserver la santé des patients, en évitant les soins ou les traitements inappropriés. C’est ce nous explique Nicolas Rodondi, médecin et directeur de l’Institut de médecine de famille à l’Université de Berne.
Il y a huit ans, la FRC vous interviewait au sujet de la surmédicalisation.
Où en est-on aujourd’hui? De nombreuses avancées ont été réalisées, avec maintenant le soutien de seize sociétés médicales. Mais le travail à abattre reste important. Actuellement, il n’y a aucun incitatif financier envers le corps médical pour réduire la surmédicalisation. Les bénéfices augmentent quand on fait plus dans le stationnaire comme dans l’ambulatoire. Les incitatifs vont tous dans le même sens. Ce problème n’est pas propre à la Suisse, il est mondial. Mais la marge de progression, chez nous, est importante. L’association smarter medicine, qui identifie et publie les interventions inutiles, n’y arrivera pas seule, elle a besoin de davantage de soutien politique.
La consommation de médicaments ne cesse d’augmenter, notamment auprès du troisième âge. Comment l’expliquez-vous?
Nous avons publié une étude dans le British Medical Journal sur les patients âgés multimorbides. Ce cas de figure concerne deux personnes sur trois chez les plus de 65 ans qui ont plus de deux maladies. Nous avons trouvé que neuf personnes sur dix souffrant de plus de trois maladies se voient prescrire des médicaments inappropriés.
Inappropriés?
Les personnes multimorbides sont exclues des études cliniques, vu leur risque accru face aux effets secondaires. Les recommandations ne tiennent ainsi pas compte de leur profil, mais les médicaments leur sont tout de même prescrits en même temps que d’autres. Ceci peut occasionner un rapport défavorable entre bénéfices thérapeutiques et effets secondaires. Un exemple typique est celui d’une personne de 80 ans souffrant d’hypertension. Lorsqu’il fait chaud, elle se déshydrate et poursuit son traitement normalement. De fait, elle s’expose à une baisse de tension, qui peut entraîner un malaise, voire une chute et in fine une hospitalisation avec une fracture de la hanche. Le traitement cardiovasculaire est une bonne chose, mais on ne peut ignorer certaines conséquences.
Le but, améliorer la prise en charge et la qualité de vie des patients.
On parle, dans ces cas, de polymédication, d’hyperpolymédication, voire de polymédication inappropriée. Expliquez-nous.
La polymédication correspond à une prise quotidienne de plus de cinq substances différentes (pas cinq comprimés). L’hyperpolymédication se définit par la prise de dix substances par jour. Cela représentait 40% des patients de notre étude. Une recherche dans le Jura a établi qu’en moyenne les patients en EMS consomment douze médicaments. Plus les traitements sont nombreux, plus les risques d’hospitalisation sont élevés. La polymédication inappropriée renvoie au fait que parmi eux se trouve au moins un traitement inutile ou interagissant mal avec les autres.
Le problème ne tient-il qu’à la surprescription?
Non. Les protecteurs gastriques contre les ulcères sont un exemple fréquent. Une recherche a montré qu’un patient sur deux les prend sans indication en Suisse. Le médicament a été prescrit de manière correcte, souvent lors d’une hospitalisation, mais aucun professionnel ne l’a arrêté après la sortie. Les patients continuent de le prendre parfois plusieurs années, alors que lors d’ulcère la recommandation est de huit semaines. Or un effet secondaire lié à ces traitements est l’ostéoporose.
Comment l’ordonnance est-elle renouvelée?
Un patient polymorbide est suivi par plusieurs médecins. Un généraliste peut alors penser que la prolongation a été faite pour de bonnes raisons par un spécialiste, chacun pensant que la recommandation émane de l’autre. Une meilleure coordination entre professionnels est nécessaire. On observe un autre problème émanant aussi d’un séjour à l’hôpital, où les patients dorment mal. Des somnifères leur sont prescrits, souvent à leur demande. Or la dépendance est forte sans qu’on dispose de substituts. Et ces traitements augmentent le risque de chute, de confusion, voire de démence.
Vous vous intéressez actuellement aux statines et aux hypertenseurs. Pourquoi?
Ils sont fréquemment donnés aux patients âgés à des fins de prévention. Ils les exposent à des effets secondaires accrus, en lien avec les traitements en place. Pour une personne souffrant de cholestérol et qui a eu un infarctus, la pertinence du traitement ne se discute pas. Mais s’il est pris à titre préventif, le bénéfice n’est pas clair. On observe chez un patient sur dix des problèmes musculaires: douleurs, faiblesses ou crampes qui peuvent engendrer une baisse de l’activité physique, gage pourtant de santé et d’autonomie. Nous menons précisément une des rares études indépendantes de l’industrie pour mieux analyser l’impact des médicaments pour le cholestérol chez les seniors (statin-stream.ch). Elle vise aussi à comparer la prise de médicament versus un mode de vie actif et une alimentation saine.
Doit-on privilégier la déprescription?
Le meilleur traitement reste la priorité. En revanche, face à la multiplicité des prescriptions et des prescripteurs, le rôle du médecin de famille est de déterminer avec le patient quels traitements améliorent vraiment sa santé. Certains (vitamines, compléments alimentaires) sont faciles à arrêter. D’autres – statines, antihypertenseurs – exigent de nouvelles études pour savoir si on peut les déprescrire. La déprescription n’est pas un but en soi. Améliorer la prise en charge et la qualité de vie des patients, si!