7.5.2024, Propos recueillis par Rebecca Eggenberger. Traduction et adaptation: Laurence Julliard
Les polluants éternels, communément abrégés PFAS pour alkyles perfluorés et polyfluorés, défraient l’actualité depuis des mois. Après la publication de notre test sur les rideaux de douche, nous donnons la parole au chimiste Martin Scheringer.
Connus pour leurs propriétés déperlantes, antiadhésives, antisalissures et antigraisses notamment, les PFAS sont une large famille de milliers de composés massivement utilisés par l’industrie pour des produits de la vie courante. Les consommateurs les ingèrent, les inhalent, notamment. Ces substances s’accumulent également au fil du temps dans l’eau et les sols sans se dégrader. De nombreuses études scientifiques mettent en garde contre leurs effets néfastes sur l’environnement et la santé humaine. Outre les experts, des personnalités et des activistes, à l’image de la Française Camille Étienne (451 000 abonnés sur son compte Instagram), ont pris le sujet à bras-le-corps. Leur objectif: sensibiliser la population et faire bouger les autorités.
Une réussite en France, puisque le pays vient de se doter d’une «loi PFAS». En Suisse, si les autorités ont pris conscience du problème, nous sommes loin de l’interdiction votée par nos voisins, mais la FRC continue, notamment par ses tests comparatifs, de documenter ce fléau.
«Des alternatives existent. L’Union européenne a listé 260 applications industrielles avec des PFAS. Elle a également proposé en réponse 560 alternatives pour 210 d’entre elles!»
Elle donne la parole à Martin Scheringer, expert en évaluation des dangers et des risques de divers produits chimiques. Il travaille dans le domaine de la chimie environnementale depuis trente ans. Chef de groupe à l’École polytechnique fédérale de Zurich, il enseigne aussi à Recetox, un centre d’excellence spécialisé en sciences de la santé environnementale à l’Université Masaryk, à Brno, en République tchèque. Il nous accorde cette interview à son retour d’une intervention devant la Commission de l’environnement du Parlement allemand.
Depuis combien de temps étudiez-vous les PFAS et pour quelles raisons? Je mène des recherches sur divers aspects des PFAS depuis 2006. Principalement sur leur comportement dans l’environnement, leurs propriétés physico-chimiques, leurs utilisations et les méthodes d’évaluation, y compris le concept d’utilisation essentielle (concept développé par la Commission européenne afin de garantir que les substances les plus nocives ne soient autorisées que si leur utilisation est essentielle pour la société, et ce le temps de leur trouver une substitution, ndlr).
Le combat contre les PFAS est-il vain ou a-t-on des chances de s’en sortir, et si oui, comment? Je ne dirais pas que le combat est perdu, car il y a toujours quelque chose à faire pour améliorer la situation. Mais la contamination généralisée de l’environnement et des tissus humains par les PFAS est désormais un fait. On ne peut pas revenir en arrière. Il est donc impossible de s’en
sortir, comme vous dites. Il faudrait pourtant assainir les sites les plus pollués et interdire les PFAS dans le plus grand nombre d’utilisations possible très rapidement. Il serait essentiel de fermer le robinet, en quelque sorte, pour supprimer de nouvelles sources de pollution.
Qu’est-ce qui vous inquiète le plus? Le fait que les PFAS soient présents dans l’environnement et que nous ne puissions pas nous en débarrasser.
Dans quels produits trouve-t-on les PFAS considérés comme les plus dangereux? Principalement dans les aliments tels que les œufs, les emballages alimentaires (principalement le papier, mais aussi les matériaux organiques tels que les fibres de bambou ou de canne à sucre) et l’eau potable. Les crèmes pour la peau, les textiles déperlants et tapis antisalissures, les sprays imperméabilisants, etc. représentent également des sources importantes – pour autant que le produit ait été traité avec des PFAS, bien sûr. Mais comme l’étiquetage manque généralement de transparence, le consommateur n’a pas la possibilité de faire le tri. L’eau potable peut aussi être contaminée par des PFAS présents dans les eaux souterraines. La pollution provient de mousses anti-incendie utilisées sur les sites militaires et dans les aéroports. Le journal Le Monde a d’ailleurs publié une carte de l’Europe très instructive qui montre l’étendue de la contamination sur la base d’une enquête collaborative internationale (le Forever Pollution Project regroupe des journalistes d’investigation dans 13 pays différents, ndlr).
«Moins on consomme d’aliments emballés, mieux c’est. Ces emballages sont une source de substances chimiques, et pas seulement de PFAS.»
Nous sommes exposés à de nombreuses autres substances indésirables (bisphénols, phtalates, etc.), très problématiques. Les PFAS augmentent-ils dangereusement cet «effet cocktail»? Oui, les PFAS y contribuent. Plus la concentration de chaque substance est élevée, plus le nombre de produits chimiques impliqués est important, plus l’effet sera sévère. Les PFAS sont particulièrement problématiques, non pas en raison de leur toxicité intrinsèque, mais parce qu’ils ne peuvent pas être éliminés rapidement de l’organisme (ingérer de l’eau ou des denrées contaminées entretient continuellement leur présence). Ils ont le temps, si j’ose le dire ainsi, de provoquer des maladies chroniques, souvent sur des années.
De plus en plus de marques affirment ne pas pouvoir se passer des PFAS. Pensez-vous au contraire que c’est faisable? Et si oui, dans quels domaines? Il existe déjà des alternatives dans de nombreux cas. L’Union européenne a listé 260 applications avec PFAS. Elle a également proposé en réponse 560 alternatives pour 210 d’entre elles! Cela concerne tous les produits de consommation – certaines solutions en particulier sont disponibles depuis des années. Pour les pompes à chaleur, par exemple, les gaz perfluorés qui servent de fluide réfrigérant peuvent être remplacés depuis des décennies. Les piles sont un autre secteur en pleine évolution, des marques en proposent sans PFAS. En revanche, il est plus difficile de trouver des alternatives dans l’industrie des semi-conducteurs ou pour les appareils médicaux, qui contiennent souvent des pièces en polytétrafluoroéthylène (PTFE).
Quels conseils pouvez-vous donner aux consommateurs pour se protéger contre l’exposition aux PFAS? Les consommateurs devraient vérifier si les sources de leur eau potable sont contaminées. Ils peuvent demander à leur municipalité (ou directement au fournisseur d’eau) de mesurer les niveaux de PFAS dans l’eau. Ou demander explicitement en magasin des vêtements techniques ou de sport sans fluor, tels que des vestes d’extérieur. La même chose pour les tapis. Outre les poêles en téflon et certains ustensiles, le papier sulfurisé ou les moules à pâtisserie peuvent également être imprégnés de PFAS, mais comme leur étiquetage n’est pas réglementé, charge à la clientèle de poser la question directement au vendeur, ce qui s’avère pénible. Enfin, je dirai que moins on consomme d’aliments emballés, mieux c’est. Ces emballages sont une source de substances chimiques, et pas seulement de PFAS. Et s’il s’avère que l’on vit dans une région où le sol est contaminé par des PFAS, il faut éviter de manger des légumes, de la viande et des œufs produits dans cette même région.