Décryptage des marges:
la rentabilité avant tout

Un dossier réalisé par
Jean Busché et Sandra Imsand

24 juin 2022

L’analyse de données provenant des Laiteries Réunies de Genève démontre que les marges dégagées par les détaillants dans certains produits laitiers sont très élevées. Parfois même, presque la moitié du prix payé par le consommateur va directement dans la poche des distributeurs. Ces derniers appliquent une politique de marge orientée en pourcentage du prix d'achat. Or en période d’inflation, l’impact des hausses qui en résultent ont des conséquences sur le pouvoir d’achat des consommateurs.

Lorsque le client achète un produit, quelle part du prix est reversée au producteur, quel pourcentage revient aux intermédiaires et enfin quel solde va dans la poche du détaillant? La question est centrale pour le consommateur. Et encore plus cruciale dans le secteur de l’alimentation. Car les denrées ne sont pas des biens comme les autres: elles font intrinsèquement partie du quotidien. Tous les jours, chacun doit prendre des décisions sur les aliments à mettre dans son assiette et faire des choix en fonction de ses critères propres: budget, besoins, goûts, envies, convictions et valeurs.

À chaque achat, la notion de prix juste entre en jeu. À savoir un prix qui rémunère correctement les producteurs et les agriculteurs, qui permet au détaillant de dégager une marge brute couvrant tous ses frais tout en dégageant un bénéfice raisonnable, qui assure enfin un prix équitable au consommateur. La marge représente le rapport entre le prix de vente d’un produit et son coût d’achat. C’est aussi un indicateur de rentabilité: plus la marge est haute, plus le produit rapporte. La FRC défend l’idée qu’atteindre les prix justes passe par une transparence accrue des marges des transformateurs et des distributeurs. Cela afin de permettre au consommateur de savoir qui il rémunère et surtout dans quelle proportion. «C’est l’argent des consommateurs qui finance tout le système alimentaire: de la production à la distribution, rappelle Sophie Michaud Gigon, Secrétaire générale de la FRC. C’est la raison pour laquelle l’information sur les produits, y compris la formation de leur prix, est l’un des droits essentiels des consommateurs.» Et ce d’autant plus dans le contexte économique actuel qui fait augmenter les prix de certaines denrées sans que l'on sache toujours si c'est justifié. S’agit-il véritablement d’un effet de la hausse des coûts de production ou d’un intermédiaire qui en profite pour augmenter ses marges?

Nous ne travaillons pas avec les distributeurs, mais pour eux.
Un producteur anonyme

Le rôle de la transparence

Un certain niveau de transparence est nécessaire dans un marché. Notamment parce que l’asymétrie d’information donne à ceux qui ont accès aux données les plus précises un pouvoir disproportionné. Mais aussi parce qu’une transparence accrue permet aux différents acteurs de faire des choix plus éclairés, de mieux comprendre les mécanismes de formation des prix et l'évolution des tendances dans l'ensemble de la chaîne alimentaire.

La transparence est, pour le consommateur, également une question d’équité: l'égalité d'accès à des informations sur les prix lui fait mieux appréhender la chaîne d'approvisionnement et l’autorise à avoir plus de liberté dans le choix de ses achats.

En somme, une meilleure transparence renforce le rôle des producteurs et des consommateurs, les seconds voulant une rémunération juste des premiers et étant prêts à payer un prix proportionnel à la valeur ajoutée par les différents acteurs.

Selon des chiffres avancés par la Neue Zürcher Zeitung (NZZ), une chaîne de magasins bien gérée devrait se satisfaire d'une marge brute globale de 25% de son chiffre d'affaires pour couvrir ses frais (personnel, loyers, administration, publicité, amortissement des machines et autres).

Véritable boîte noire

Dans les faits, les distributeurs ne communiquent jamais leurs marges brutes, se réfugiant derrière le secret commercial. «Vous pouvez continuer à débattre, aucun détaillant ne vous donnera ses marges», déclarait Tristan Cerf le 8 juin sur le plateau d’Infrarouge, émission phare de la RTS. Et malgré le dialogue entretenu entre la FRC et les détaillants, ces informations restent confidentielles. En Suisse, même si l’Observatoire du marché de l’Office fédéral de l’agriculture fournit des informations sur l’évolution des prix dans le marché agricole, il n’existe pas d’organe spécifique qui calcule et communique ces chiffres, contrairement à la France, où un Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires a été créé en 2010, sous la tutelle des ministères chargés de l'agriculture et de l'économie (lire interview ci-dessous). Un des objectifs annoncés de cet organisme consultatif est de mieux savoir comment se répartissent les marges. Une demande émanant du monde agricole qui «se sent lésé dans la répartition de la valeur ajoutée», pour reprendre les termes de son rapport annuel. Selon les chiffres de l’Institut national de la statistique et des études économiques de 2015, sur l’ensemble des produits vendus, le taux de marge commerciale (ou brute) varie peu d’une grande surface à l’autre en France. C’est particulièrement le cas pour les hypermarchés qui pratiquent un taux compris entre 16% et 20%.

Vous pouvez continuer à débattre, aucun détaillant ne vous donnera ses marges
Tristan Cerf, porte-parole de Migros

Domination orange

Et en Suisse? Selon la NZZ, la part est bien plus élevée que ce qu’on observe chez nos voisins. Le quotidien alémanique a récemment indiqué que les marges au niveau du groupe Migros s’élevaient à 39% l’an dernier et celles de Coop à 32%. Une différence entre ces deux acteurs qui peut s’expliquer par la part importante de produits distributeur qui lui sont propres et fabriqués par des sociétés que Migros détient. Comme les deux géants orange détiennent de nombreuses marques et enseignes actives, notamment dans l’électronique, la santé, les loisirs ou le sport, les chiffres sont difficilement applicables pour les seuls supermarchés. Selon les calculs de la NZZ, les marges brutes des coopératives Migros s’élèvent en moyenne à 31%, celles de Coop aux alentours de 30%. Le cumul non détaillé des marges de distribution et de fabrication rend les premières invisibles et impossibles à comparer avec ce qui se passe à l’étranger. Les deux groupes se portent donc plutôt très bien, mais un taux de marge brute élevé peut aussi être le signe d’un manque de compétition. Ce que Migros réfute par la voix de son porte-parole Tristan Cerf: «Nous sommes soumis à une forte concurrence, à l’intérieur du pays, tout d’abord, mais aussi et surtout en Suisse romande, par le tourisme d’achat.» Même son de cloche chez Coop, qui parle de «concurrence acharnée, aussi bien à l’intérieur du pays qu’à l’étranger.»

Et pourtant, Migros et Coop dominent la scène helvétique. À elles deux, les coopératives comptent pour 70% du marché des détaillants en Suisse, selon une étude de Credit Suisse. Ce chiffre passe à 80% quand on y ajoute Denner, qui appartient à Migros. Même s’ils ont grignoté des parts, les discounters ne représentent que 16% du marché, plus de dix ans après leur arrivée en Suisse. Le Surveillant des Prix Stefan Meierhans évoque pour sa part «la très faible intensité concurrentielle en Suisse». Cette situation est bien différente chez nos voisins, où le marché est plus segmenté. Ainsi E.Leclerc, Carrefour et Les Mousquetaires, le top trois des distributeurs en France, comptent respectivement 22,3%, 19,8% et 15,7%. Auchan suit à 11,7%.

Taux de marges Coop et Migros

Hausses de prix attendues

Cette situation de duopole propre à la Suisse a un effet non négligeable. Les positions de Migros et Coop leur permettent de mener les négociations pour fixer les prix et les conditions avec les producteurs. Migros aime à rappeler qu'il est le premier client de l’agriculture suisse. Les producteurs ne trouvent pas de débouchés alternatifs suffisants pour écouler leur marchandise et sont donc obligés de se plier à ces exigences. «Nous ne travaillons pas avec les distributeurs, mais pour eux», a confié un paysan à la FRC sous couvert d’anonymat. Qui paie commande, en somme. En d’autres termes: les géants orange sont puissants et partout. Même sous la Coupole, concernant Migros qui dispose au Parlement d’un lobbyiste accrédité à l’année pour influencer les votes dans son sens. Quelques exemples qui illustrent ce pouvoir: en 2006, la viande de dinde suisse avait été abandonnée par les distributeurs, ce qui avait provoqué la ruine des producteurs de dinde du pays. Plus récemment, des producteurs n’avaient plus pu livrer à Migros suite à l'introduction du label «De la Région» car ils ne se trouvaient plus dans la bonne zone pour la coopérative concernée, ou Coop avait modifié de manière unilatérale des conditions d'élevage qui ne permettaient pas aux éleveurs de se projeter ou de rentabiliser leurs investissements pour les veaux et œufs Naturafarm.

La thématique des marges est donc centrale dans la question de la formation des prix. Elle l’est encore plus aujourd’hui, où des hausses sont annoncées dans tous les secteurs économiques. Coop a prévenu qu'il y aura certainement des augmentations dans les prochains mois. Migros, pour sa part, ne pourra «vraisemblablement pas» empêcher une accélération des tarifs à moyen terme. Or, pour bien comprendre un prix et ses fluctuations, il est important de disposer de tous les éléments de la chaîne de valeur.

Marges de la Coop
Marges de la Migros

L'enquête

Prépondérance de l’intérêt public

Depuis plus d’un an, la FRC travaille très activement à apporter plus de lumière sur la question des marges. Elle a ainsi multiplié les rencontres avec les acteurs du marché pour analyser la chaîne de valeurs et le fonctionnement de la formation des prix. En plus de ces informations obtenues lors de démarches au long cours, la FRC a pu consulter des données émanant de la coopérative des Laiteries Réunies de Genève, disponibles sur le darknet.

La question de la rémunération des producteurs de lait préoccupe la FRC depuis de nombreuses années (voir le dossier à ce sujet). En effet, les éleveurs sont tributaires des prix des acheteurs de la chaîne - transformateurs, distributeurs, etc. - qui tiennent le couteau par le manche et refusent de couper dans leurs marges, ce qui implique l’impossibilité pour de nombreux producteurs de vivre décemment de leur activité.

Considérant l’opacité du marché alimentaire suisse, l’absence de données, même statistiques, sur les marges des intermédiaires et des distributeurs ainsi que l’asymétrie d’information au détriment des consommateurs, la FRC estime la publication de certaines données consultées comme relevant de l’intérêt public. D’autant plus pendant cette période inflationniste.

Les Laiteries Réunies est l’une des onze fédérations laitières de Suisse et compte plus de 300 collaborateurs. Elle gère des sociétés filiales actives dans les produits laitiers (Vivadis, Val d’Arve) et carnés (Del Maître). En termes de taille, elle est bien moins imposante que des géants comme Emmi ou Cremo et pèse bien moins lourd sur le marché. Ces informations ne constituent donc que la pointe de l’iceberg.

Les documents que la FRC a pu consulter contiennent notamment des négociations entre la coopérative et les vendeurs, à savoir les détaillants, ainsi que des prix payés pour les matières premières, tout comme les récentes annonces d’augmentations liées à la situation mondiale. La comparaison des prix des fournisseurs avec ceux à la consommation relevés en magasin permet de déterminer la marge brute d’un produit.

Inflation sur le dos des consommateurs

En Suisse, si l’inflation reste bien plus modérée qu’en Europe, elle s’est bel et bien installée. Nos relevés de prix les plus récents sur notre sélection de produits en témoignent. Entre le 12 mai et le 21 juin, la Tomme Léger M-Classic a ainsi passé de 1 fr. 75 à 1 fr. 85. La tomme M-Budget a également renchéri de 10 ct. Ces hausse témoignent de la validation des marges par les distributeurs en période d’inflation. Si les matières premières et les coûts liés au transport augmentent, ces hausses sont directement répercutées sur les consommateurs afin de maintenir la marge sur un produit donné. La hausse des prix à la production est ainsi à la charge des consommateurs afin de maintenir une forte rentabilité sur les produits.

Lorsqu’il s’agit de biens essentiels tels que les denrées alimentaires, ces répercussions des coûts questionnent. Alors que les salaires stagnent, on peut s’interroger sur la responsabilité des distributeurs quant à la baisse du pouvoir d’achat qui impacte plus fortement les ménages les moins aisés.

Les constats

La publication de ces données lève le voile sur l’opacité entourant les relations entre les différents acteurs qui entrent en jeu avant la mise en rayon d’un produit. Révéler ces informations permet aux consommateurs de savoir si le profit se fait sur leur dos ou sur celui du fabricant. Si les données des Laiteries Réunies de Genève incluent également des informations sur d’autres distributeurs, nous avons décidé de ne travailler que sur celles de Migros Genève et Coop en raison de leur situation dominante, de leur position de force dans la négociation sur les prix et le volume acheté auprès de l’acteur genevois. L’analyse porte sur 20 produits. Les prix de vente auxquels nous nous référons ont été relevés le 12 mai 2022 dans des succursales à Genève. L’analyse des données (voir aussi tableaux ci-dessus) permet de tirer plusieurs constats intéressants.

1. LES DÉTAILLANTS FIXENT DES TAUX DE MARGE ÉLEVÉS

Marge SojasunConcernant les yogourts et fromages, les prix payés par les consommateurs sont entre 40% et 95% plus élevés que ce qu’ont déboursé Coop et Migros aux Laiteries Réunies pour les acquérir. Ainsi, lorsque Migros achète une Tomme vaudoise nature à 1 fr. 26 et la vend dans sa succursale à 2 fr. 10, elle ajoute 84 ct. Le taux de marge brute qui lui revient équivaut à 66,7%. Pour le même produit, Coop débourse 1 fr. 40 et le revend 2 fr. 35. La marge est de 95 ct., soit 67,9%. Dans cette catégorie de produits, le taux varie de 18,8% (Yogourt GRTA) à 95,3% (Sojasun Nature).

La gamme Sojasun fait partie des denrées à la marge brute très élevée, on la trouve en vente chez Coop, qui empoche des taux compris entre 62,8% et… 95,3%! La marge réalisée représente près de la moitié du prix payé par les consommateurs. Comment l’expliquer? Plusieurs hypothèses à cela. L’enseigne peut vouloir profiter d’un secteur en pleine expansion et du choix plus restreint dans les produits à base de soja pour les personnes qui souhaitent ou doivent renoncer au lait de vache. De plus, plus le volume de vente d’un produit est élevé et plus le détaillant pourra se contenter d’une marge plus basse. Or Sojasun est une gamme de niche.

Parmi les produits au taux de marge faible, on trouve les yogourts GRTA (Genève Région – Terre Avenir): 18,8% pour la variante nature, 26,9% pour celle aux fraises. Notons toutefois que le simple ajout des baies augmente sensiblement le taux de marge. Le facteur déterminant la marge brute est donc imprévisible pour le client final.

Migros se défend de prélever des marges élevées: «Nous développons en permanence notre maxime qui consiste à proposer le meilleur assortiment au meilleur prix et nous nous efforçons d'obtenir le leadership en matière de prix, tant dans le secteur conventionnel que dans celui des produits labellisés et biologiques, explique Tristan Cerf. Notre concurrence avec les autres détaillants est si intense que la clientèle reconnaît immédiatement les produits trop chers et les évite. Il n'est donc pas possible de réaliser une marge plus élevée avec nos produits. Nous ne serions tout simplement plus compétitifs.»

Coop pour sa part botte en touche: «Les valeurs calculées ne sont pas compréhensibles pour nous, répond son porte-parole. Les marges brutes ne sont pas significatives, car elles ne tiennent pas compte des coûts effectifs. Ce qui est pertinent, c'est par exemple la multitude d'actions que Coop mène et qui ont une grande influence sur un tel calcul.»

TamTamIl est intéressant de relever que les taux de marge réalisés dans les produits analysés sont au-dessus des marges brutes de Migros et Coop au niveau global. Il peut donc s’agir d’un secteur clé pour ces deux acteurs, qui compensent ainsi des marges plus basses dans d’autres rayons. Une enquête publiée en 2019 en France suite à la fuite d’une liste de 10000 produits vendus chez Franprix a montré plusieurs types de produits avec des politiques de marge très différentes. Pour les produits grandes marques, comme Coca-Cola et Nutella, incontournables pour les distributeurs et donc comparables d’une enseigne à l’autre, les marges sont très faibles. En effet, si l’enseigne s’éloigne du prix de la concurrence, elle prend le risque de perdre un client. Par conséquent, les distributeurs se rattrapent sur d’autres produits, comme ceux de leurs gammes propres, difficiles à comparer et sur lesquels ils margeront plus. Enfin, il existe aussi des produits moins bataillés car il en existe beaucoup de références, comme les pâtes ou le thon en boîte.

2. LA MARGE COMPTE POUR BEAUCOUP DANS LE PRIX PAYÉ PAR LES CLIENTS

Marge TamtamCe qui intéresse le client, c’est de savoir quelle part du produit revient à quel acteur de la chaîne de production. Notre analyse sur les produits analysés permet d’affirmer que celle qui finit dans la poche des détaillants est importante, puisqu’elle se monte à plus de 30% du prix final au minimum; et, souvent, à plus de 40%.

Pour prendre l’exemple de la Tomme à la crème Jean-Louis: 34,4% du prix payé reste chez Migros. Cette valeur est de 30,3% chez Coop. Pour la Tomme vaudoise de la même marque, la marge du distributeur monte à respectivement 40% et 40,4%.

Comparativement aux pratiques de chez nos voisins, le récent rapport de l’Observatoire français de la formation des prix et des marges fait état de marges de 30,7% pour le camembert et de 34,4% pour l’emmental, deux produits à la fabrication industrielle. Même s’il ne s’agit pas exactement des mêmes fromages, la comparaison est intéressante et se fait en défaveur du pouvoir d’achat des clients suisses.

3. QUAND LE PRIX EST PLUS ÉLEVÉ, LA MARGE L’EST AUSSI

TommePlus le produit est cher et plus la marge, exprimée en francs, sera élevée. Cela signifie que les gammes «de luxe» ou donnant l'impression d'être de qualité supérieure sont plus intéressantes du point de vue des distributeurs. Prenons l’exemple des tommes à la crème de chez Migros. Celle de la marque Jean-Louis rapporte 67 ct. au géant orange pour un taux de marge de 52,3%, tandis qu’un produit similaire mais bio, avec un taux de marge sensiblement pareil à 51,3%, rapporte 1 fr. au distributeur. Chez Coop, la Mozzarella Val d’Arve, qui se place sur un segment de prix plus élevé, fait gagner 1 fr. 45 par pièce vendue à Coop alors que l’effort du distributeur est a priori identique.

De tels mécanismes questionnent quant aux marges réalisées sur les produits biologiques en moyenne 150% plus chers, alors que l’accès à une alimentation saine et durable s’est ancrée dans les préoccupations des consommateurs (la FRC s'était penchée sur la question en 2019).

L’analyse des documents permet de réaliser que les détaillants fonctionnent en taux de marge plutôt qu’en marges absolues exprimées en francs. Les échanges avec les fournisseurs, que nous avons pu en partie consulter, ont démontré que les hausses de prix des matières premières et du carburant liées à la situation internationale sont répercutées en conservant le même taux de marge. Le prix final sera ainsi impacté par l’augmentation du prix d’achat et de la valeur de la marge: un produit qui augmenterait de 3 ct. chez le fournisseur subirait par exemple une hausse de 10 ct. dans le rayon. Le client est donc doublement puni, un constat difficile en cette période de crise mondiale.

D’autres éléments ressortent également de l’analyse de ces documents. Notamment sur les négociations. Comme ce compte rendu de réunion signalant l’importance de vendre une tomme moins cher que Manor, situé sur un segment plus cher. Et c’est au fournisseur de baisser son prix, pas au distributeur de renoncer à une partie de sa marge. Au vu de leur volume d’achat, Migros et Coop achètent bien les produits au prix le plus bas, sans les vendre forcément au prix le plus concurrentiel.

4. QUE CONCLURE?

Taux de margeMigros et Coop, bien qu’elles revendiquent leur statut de sociétés coopératives, privilégient la rentabilité. Ce sont les données récoltées qui l’illustrent. Dans le contexte inflationniste actuel, où les consommateurs s’inquiètent de leur pouvoir d’achat et où il est demandé à chacun de faire preuve de solidarité, les détaillants répercutent la hausse des prix sur leur clientèle afin de valider leurs marges. Avec des chiffres d’affaires de 28,8 mia pour Migros et 31,4 mia pour Coop, ils auraient pourtant la capacité de ne pas impacter davantage le pouvoir d’achat de la population.

L’idée reçue selon laquelle un prix élevé bénéficierait automatiquement aux fabricants ou aux agriculteurs est une illusion. En outre, vu l’absence de toute transparence, les consommateurs ne peuvent pas être tenus pour responsables si les producteurs ne sont mal rémunérés. À ce sujet, Coop dit «payer «des prix conformes au marché et traiter ses fournisseurs de manière équitable» et «respecter le prix indicatif du lait conventionnel fixé par l'Interprofession du lait» sans autre forme de commentaire.

Taux de margeInterrogé sur cette enquête, Dominique Monney, le Directeur générale des Laiteries Réunies de Genève n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet: «Considérant que des données ont été diffusées et potentiellement exploitées sans notre consultation, nous gardons un strict droit de réserve concernant leur interprétation et ne répondrons à aucune question associée. Comme toute entreprise, nous sommes strictement liés par la confidentialité de nos contrats avec l’ensemble de nos clients et partenaires.»

Le focus sur les marges ne s’arrêtera pas. Il ne s’agit ici que d’un premier volet d’une thématique qui occupera la FRC encore quelque temps.

Sur ce même sujet, retrouvez les enquêtes de Heidi.news et Le Temps.

Des magasins confortables, ça coûte

Cette enquête a permis de déduire des éléments intéressants sur les marges brutes. Il n’est néanmoins pas possible de savoir vraiment combien gagne un détaillant au final. Pour ce faire, il faut raisonner en net et déduire frais et charges (frais de personnel, généraux, amortissement). Certains secteurs sont plus rentables que d’autres.

En France, selon l’Observatoire des marges, la boucherie est déficitaire, par exemple. Toujours selon cet organisme, les marges nettes des distributeurs oscillent entre 1,5 et 2%. En Suisse, une analyse approfondie menée par la NZZ explique que Migros et Coop disposent de magasins confortables et d’un volume de personnel important. Par mètre carré de surface dans les magasins, Migros dégage un chiffre d’affaires de 12500 francs, Coop de 12000 fr. En comparaison, le chiffres d’affaires de Lidl Suisse se monte à 13500 francs/m2. Quant au personnel, Migros salarie 22 équivalents plein temps (EPT) pour 1000 m2, Coop 20. Chez Lidl Suisse, c’est 14 EPT et Aldi Suisse moins de 10. Si les clients attendent de la part de Migros et Coop des magasins mieux aménagés, achalandés et mieux dotés en personnel que chez les discounters, tout ceci a un coût, répercutable aussi sur le consommateur. Chez les géants orange, le bénéfice net réalisé s’élève à environ 2% du chiffre d’affaires. «Migros n’a pas pour mission de maximiser le profit, mais de le réinvestir dans l’emploi, la société et la culture, explique son porte-parole. Avec une rentabilité aussi basse, nous ne ferions pas long en Bourse.»

Au vu de l’histoire de Migros et Coop et de leur modèle coopératif, ils devraient être encore plus transparents.
Philippe Chalmin, économiste, professeur à l’université Paris-Dauphine

Les réponses de Philippe Chalmin

portraitPhilippe Chalmin, économiste, professeur à l’université Paris-Dauphine, fondateur du Cercle CyclOpe, qui publie un rapport complet sur l'état et les perspectives des marchés mondiaux de matières premières, et président de Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires.

Quelle est l’origine de la création de l’Observatoire?

Il a été créé 2010 dans une période où il régnait de fortes tensions, sur fond de la crise de viande bovine, et les agriculteurs avaient l’impression d’être mal payés. Nous sommes le seul pays à disposer d’un tel observatoire. L’originalité de cet organe c’est qu’il réunit tous les acteurs: producteurs, industriels, distributeurs et consommateurs et il a été décidé de mettre à sa tête une personne indépendante. J’ai accepté cette mission à condition que le rapport soit accepté à l’unanimité. Cela alourdit le processus mais il n’est pas possible de le critiquer après coup.

Comment avez-vous accès aux données pour calculer les marges?

En France, nous disposons de bons systèmes de statistiques qui nous permettent de suivre les grandes familles d’articles du champ à l’assiette. Mais dans certains secteurs, comme celui des produits laitiers, le silence le plus absolu règne. Le numéro un de la branche en France ne publie pas ses comptes alors qu’il en a l’obligation. C’est un monde complexe, avec une grande circulation des coproduits d’un service à un autre. A mon avis, ses acteurs ne veulent pas révéler ce qui pourrait être un tour de main.

Alors comment obtenez-vous ces données?

Je n’ai pas vraiment de pouvoir, mais je peux demander la publication de comptes, une menace que j’ai mise à exécution une fois depuis 2010. J’utilise plus fréquemment le «name and shame» (réd.: à traduire par mise au pilori, le fait de déclarer publiquement qu'une personne, un groupe ou une entreprise agit de manière fautive).

Quelles sont les marges du secteur des produits laitiers?

Une honnête moyenne. En termes de marges nettes, on parle de 1,5 à 2%.

Devrait-on selon vous attendre un certain niveau de transparence de la part des distributeurs?

Oui. En Suisse d’autant plus, car vous êtes un cas particulier: vos deux leaders du marché ont un modèle coopératif. Au vu de cette organisation et de l’histoire de Migros et Coop, ils devraient être encore plus transparents. Comme le dit l’expression: «La femme de César ne doit pas être soupçonnée».

Les réponses de Monsieur Prix

portraitLe Surveillant des prix Stefan Meierhans s’engage pour des prix justes et une politique de prix transparente.

Les aliments devraient-ils être considérés comme des biens de consommation comme les autres?

Non. La Convention des droits de l'homme stipule un droit à l'alimentation, ce qui montre qu'il s'agit de quelque chose de spécial. Sur le marché de l'alimentation en particulier, les oligopoles peuvent limiter la concurrence fonctionnelle avec des prix raisonnables. C'est pourquoi, en Allemagne par exemple, la surveillance des abus par l'Office fédéral des cartels doit être renforcée, notamment dans le commerce alimentaire, et les pratiques commerciales sont davantage ciblées.

Qu'est-ce qu'un prix équitable pour un produit alimentaire?

Le terme «équitable», à savoir «juste» n'est pas prévu dans la Loi sur la surveillance des prix. De plus, cette notion dépend de la perspective. Ce qu'une consommatrice considère comme un prix équitable est probablement différent de celui qui est équitable pour le paysan ou du point de vue du détaillant. Pour moi, la question pertinente est plutôt la suivante: quels sont les acteurs qui exercent un pouvoir sur le marché et peuvent donc obtenir des prix anormalement élevés et des bénéfices abusifs? En outre, tous les acteurs de la chaîne de création de valeur, de la production alimentaire à la vente, doivent recevoir une part équitable du gâteau.

Qu'est-ce qu'une marge bénéficiaire équitable pour un détaillant?

Pour moi, une marge bénéficiaire équitable est un bénéfice raisonnable. C'est également ce que prévoit la loi. Techniquement parlant, pour la déterminer, le Surveillant des prix doit calculer un rendement conforme au marché sur le capital investi et le comparer aux bénéfices réalisés. En principe, une marge orientée en pourcentage du prix d'achat devrait diminuer si les prix d'achat augmentent. Dans le cas contraire, les détaillants gagneraient plus, ne serait-ce que parce que l'agriculteur doit acheter l'engrais plus cher. C'est du moins ce à quoi il faudrait s'attendre dans un contexte de concurrence, car sinon les clients se tourneraient vers la concurrence.

Devrions-nous, selon vous, attendre des détaillants un certain degré de transparence en ce qui concerne les marges?

Vis-à-vis des clients, ce serait certainement un signal important. Aujourd'hui, par exemple, le souci de soutenir surtout les détaillants en achetant un produit bio coûteux devrait être pour beaucoup un argument contre l'achat de produits fabriqués dans le respect de la nature. Si un contrôleur indépendant pouvait dissiper ces doutes, cela aiderait le marché.

Dans les produits que nous avons pu consulter, sur le prix total d'un produit, 35 à 45% finissent dans la poche du détaillant. Cela vous semble-t-il trop élevé?

Je ne peux pas le dire de manière générale. Dans une étude de 2017, Promarca a constaté que les marges brutes étaient très élevées en Suisse, mais elle n'a pas fait de distinction entre les entreprises de production et les entreprises purement commerciales. Je ne peux pas dire si ces marges élevées sont dues à la très faible intensité concurrentielle en Suisse et si l'étude est pertinente.

En France, cette proportion est plus faible. Peut-on comparer les marges brutes entre les pays?

Même si le secteur fait toujours valoir qu'il fait face à des coûts plus élevés, comme les loyers ou le personnel, oui il est tout à fait possible de comparer dans une certaine mesure. Car il existe aussi des différences de coûts en faveur des détaillants suisses, par exemple des coûts de capital plus faibles, mais aussi des charges sociales moins élevées. La protection de la maternité est par exemple beaucoup plus limitée chez nous qu'à l'étranger. Un petit supplément peut se justifier, mais une grande différence est probablement due à l'intensité concurrentielle plus faible en Suisse. La faute n'en revient pas seulement aux grands détaillants, mais aussi et surtout aux consommateurs, qui ne laissent pas jouer la concurrence.

En France, un observatoire des marges bénéficiaires a été mis en place en 2010. Une institution similaire serait-elle intéressante pour la Suisse?

En fait, mon credo est le suivant: la concurrence est le meilleur surveillant des prix. Si elle ne joue pas, il y a la Comco et le Surveillant des prix. Néanmoins, le risque de voir des free-riders profiter de la situation actuelle et hausser les prix alors que les coûts n'ont pas augmenté en conséquence est réel, surtout à l'heure actuelle. C'est pourquoi il serait peut-être déjà utile de pouvoir faire la lumière, au moins par échantillonnage.