1.11.2022, Sandra Imsand et Barbara Pfenniger. Photos: Jean-Luc Barmaverain
Dans les salles obscures, friandises sucrées et sodas sont particulièrement mis en avant, surtout dans les multiplexes. Les enfants sont très sensibles à ces publicités impossibles à éviter.
Le cinéma reste un des loisirs préférés des Suisses. Et c’est une activité prisée des familles ou des adolescents. Le Covid a cependant laissé des traces: les salles obscures annoncent une fréquentation en baisse de 35% par rapport à la période 2015-2019. En cause, les changements d’habitude liés à la pandémie, les plateformes de streaming ainsi que le prix des billets.
Malgré cela, les grosses sorties internationales, à l’image récemment de Top Gun: Maverick avec plus d’un demi-million d’entrées en Suisse, attirent toujours les foules. Qui sont captives des lieux. En effet, contrairement aux programmes de streaming ou même à la télévision, qui laissent la possibilité, dans une large mesure, d’éviter les spots publicitaires, le cinéma n’offre pas cette liberté. D’autant plus que l’heure de la séance correspond au début des projections des bandes-annonces et des publicités, pas du film.
L’enquête en chiffres
40 enfants
Âge moyen: 9 ans et demi
21 cinémas visités
925 publicités recensées,
dont 25% qui montrent
à boire et à manger
Logos identifiés avant de savoir lire
La FRC a voulu évaluer à quelle exposition enfants et adolescents sont soumis en matière de publicité dans les salles de cinéma, comment l’offre alimentaire est disposée et s’il est possible de mettre en évidence une incitation spécialement centrée sur ce public. De nombreuses études montrent l’impact du marketing alimentaire sur les plus jeunes: il influence leurs préférences, ce qu’ils mangent réellement et les habitudes qui peuvent perdurer à l’âge adulte. Ce marketing omniprésent s’insinue dans la vie des bambins, qui identifient des logos de marque – comme le M arrondi de McDonald’s – avant même de savoir lire.
Le secteur alimentaire comptabilise les plus importantes dépenses publicitaires en Suisse. Plus de 690 millions de francs en 2021, selon Media Focus. Le hic, c’est que les plus grands budgets marketing sont dépensés pour des produits transformés, riches en sucres, en sel et en graisses. Ceux-là même qui sont mis en cause dans le développement précoce de nombreuses pathologies chroniques (maladies cardiovasculaires, diabète, certains cancers, etc.).
16%. La part des revenus qui provenaient de la vente de nourriture et de boissons dans les cinémas français en 2018.
(Source: BFM TV)
Enquête longue de trois ans
Pour l’enquête, nous avons envoyé des duos – un adulte et un enfant – voir différents films jeune public dans les salles romandes. L’étude a connu des rebondissements. Lancée en début d’année 2020, elle a dû être interrompue par deux fois avec la fermeture des cinémas à cause du Covid-19. Le travail sur le terrain s’est donc terminé en 2022, une fois toutes les restrictions levées.
Au total, 40 enfants entre 4 et 18 ans sont allés voir les longs métrages que la FRC avait sélectionnés pour eux. Les jeunes ont été des clients mystères attentifs, et certains ont aidé à remplir le questionnaire réalisé pour les besoins de l’enquête. Cela ne les a pas empêchés de passer un bon moment et de se laisser emporter par le film. «Il s’agit de petits consommateurs avisés qui vivent les yeux ouverts», souligne Barbara Pfenniger, membre de la Commission FRC Agriculture et Alimentation. Quant aux établissements, pas moins de 21 salles ont été visitées dans tous les cantons romands, leur taille s’échelonnant du cinéma indépendant au grand complexe multisalle. Si les films visionnés étaient partout les mêmes, les publicités ou autres incitations à la consommation ne l’étaient pas.
Immense îlot de confiseries
Déjà avant d’arriver dans la salle, la tentation est grande. «Tu es obligé de passer devant le bar, il y a de quoi saliver», affirme cette maman neuchâteloise. Trois quarts de nos observateurs ont ainsi estimé que des friandises étaient mises en valeur pour attirer les enfants, que ce soit sous forme de murs entiers dédiés aux bonbons, de pyramides de boîtes de friandises, d’«immense îlot M&M’s» au milieu du passage, de vitrines à leur hauteur ou de congélateurs remplis de glaces très accessibles aux petites mains.
A noter qu’en 2020, certains présentoirs de bonbons en self-service étaient fermés pour cause de Covid. Mais des figurines M&M’s géantes, plus grandes que la taille d’un enfant, faisaient la promotion de ces chocolats dans les halls d’entrée de plusieurs cinémas. Un de ces personnages tendait même le flacon de liquide désinfectant, devenant ainsi incontournable en temps de pandémie. Le dispositif était complété par de grandes affiches ou écrans «qui projettent un tournus de pubs pour Fanta, des glaces Ben & Jerry’s et Cornetto, du thé froid FuseTea…», selon les dires d’une enquêtrice.
« Pour accéder aux salles, on passe devant le bar. Pop-corn et M&M’s y sont stars. »
Un enquêteur
Billets supports publicitaires
Dans les grands multiplexes, l’achat des billets est généralement séparé de l’espace dédié à la nourriture. Toutefois, les bornes automatiques servent aussi à afficher des publicités pour des sucreries. C’était le cas à Genève, avec des M&M’s ou des Maltesers. Ou alors elles proposent, juste avant de valider l’achat des billets, des combos Coca-Cola-snacks sucrés ou salés, comme relevé à Lausanne. Les plus petits cinémas vendent souvent billets et snacks au même endroit mais, selon les observations recueillies, l’offre alimentaire n’est pas forcément mise très en évidence. «Aucune incitation à la consommation. On a dû demander s’ils avaient des glaces et du pop-corn», s’est réjouie une enquêtrice après sa visite à Cossonay (VD).
Le billet de cinéma lui-même est porteur d’un message publicitaire dans plus de la moitié des cas, généralement en lien avec le cinéma ou des commerces locaux. La distribution de bons de réduction lors de l’achat du billet est plus rare (17%) et concerne surtout le cinéma.
Eau au prix du soda
À une seule exception près, tous les cinémas vendent les produits montrés par les publicités à l’écran: des glaces, des bonbons et chocolats ainsi que des boissons sucrées. Depuis l’avènement du grignotage à l’américaine pendant la projection, le pop-corn a conquis les salles. Il est vendu dans tous les cinémas visités – sauf au Ciné Casino du Locle (NE) et au Royal de Tavannes (BE). Dans la plupart des cas, il y a quatre tailles différentes au choix, s’inspirant de la démesure festive made in USA. Le prix du paquet va de 3 fr. 50 pour une petite portion à 14 fr. pour la version XL la plus chère. Côté boissons, l’eau en bouteille est vendue au même prix que le soda dans la majorité des cas (4 fr. 20 en moyenne). Diverses offres combinant boisson et grignotage servent à pousser les ventes, comme ce «combo kids» contenant pop-corns, boisson (ex. Capri-Sun) et jouet, ou cette Kids Box, associant jus de fruits et chips.
Du sucre, du sucre et encore du sucre
Dans plusieurs salles, les publicités tournaient déjà longtemps avant le début de la séance. Un enquêteur arrivé avec un peu d’avance dans un grand cinéma genevois a compté pas moins de 95 changements de publicité! Il a observé qu’«une immense majorité de ces spots servent à promouvoir des boissons ou de la nourriture contenant le plus souvent beaucoup de sucre». À l’opposé, de plus petits cinémas comme ceux de Cossonay (VD), Tavannes (BE) et du Locle (NE) font plutôt la promotion des commerces locaux.
« Pendant l’entracte, c’est un matraquage de ce qui se vend comme en-cas jusqu’à ce que le film reprenne. » Une enquêtrice
Dans le cadre de cette enquête, 925 publicités ont été recensées avant le film ou pendant l’entracte. Un quart concerne les denrées. Le plus souvent, il s’agit de glaces (28% des publicités alimentaires) et de boissons sucrées (26%), mais aussi de bonbons et de chocolat (17%) ou de restauration rapide (10%). Seulement neuf publicités alimentaires sur 229 font la promotion de denrées non sucrées: Gruyère, viande suisse, cornichons et eau minérale. Les fruits et légumes sont inexistants… ce qui fait encore moins que le 0,2% que la FRC avait trouvé en 2012 dans les annonces télévisuelles aux heures où les enfants sont devant le petit écran. Les organisations de producteurs suisses ont une place à prendre! Et dernier fait surprenant: cinq publicités font la promotion de spécialités alcoolisées comme de la mousse Williamine ou de la bière. Avant un film jeune public, diffusé en début d’après-midi, la temporalité est clairement de mauvais goût!
Des acteurs pas des moindres
La moitié des cinémas ont coupé le film avec un entracte. Parmi eux, sept ont montré au moins une publicité alimentaire, notamment pour des glaces. Dans deux salles, une publicité interpelle directement le spectateur: «Savoure l’entracte avec FuseTea», l’invitant ainsi à se procurer au plus vite une bouteille de cette marque vendue sur place. Certaines projections publicitaires vont plus loin en promouvant durant l’entracte tout l’assortiment disponible: pop-corns, friandises, glaces, soft drinks, energy drinks, vin, café, thé, bières…
Les marques les plus présentes sur les écrans ainsi que sur le chemin de la salle sont de loin Ben & Jerry’s (glace) et M&M’s, suivies de McDonald’s, Magnum (glace), Coca-Cola, Fanta, Henniez (aromatisée et nature) et FuseTea. Derrière ces marques qui courtisent nos enfants, il y a des géants de l’agroalimentaire dont Unilever dans 25% des cas (Ben & Jerry’s, Magnum, Cornetto) et Coca-Cola dans 20% (Coca-Cola, Fanta, FuseTea).
Il est intéressant de noter que ces deux multinationales se sont engagées à ne plus diffuser de publicités aux enfants, en signant le Swiss Pledge, une initiative volontaire prônant des pratiques responsables. L’enquête de la FRC montre encore une fois que ce type d’autorégulation n’atteint pas le but annoncé. Il n’empêche pas les signataires d’arroser les enfants de réclames pour de la malbouffe. «Il n’est pas normal que des entreprises qui se sont engagées à ne pas promouvoir leurs produits trop sucrés auprès des enfants fassent diffuser leurs publicités avant des films destinés au jeune public», estime Barbara Pfenniger.
Ce que les enfants retiennent
A l’issue de la séance, plusieurs cinéphiles en herbe se sont rappelé des spots visionnés avant le film. Les 12-13 ans en avaient retenu le plus, l’un d’eux a même cité cinq publicités alimentaires. Un enfant de 8 ans se souvenait pour sa part de McDonald’s, d’Henniez, du Cirque du Soleil et d’une publicité pour bonbons. Cette dernière était une incitation à acheter sur place, elle montrait des bonbons de style Haribo, a noté l’enquêteur adulte. Une technique qui a visiblement eu de l’effet sur le jeune spectateur.
Une autre technique de marketing est la répétition. Une fillette de 5 ans et demi a ainsi déclaré qu’elle se souvenait «de la vache» (glace Ben & Jerry’s) et «des deux chocolats rouge et jaune» (M&M’s). Ces deux publicités en images fixes avaient tourné en boucle pendant cinq minutes avant le démarrage des autres spots.
« Choisir un petit cinéma indépendant permet de savourer le film sans être submergé par la publicité. »
Barbara Pfenniger, Commission FRC Agriculture et Alimentation
Une perception différente
Les adultes présents au cinéma ont aussi observé la réaction de leur progéniture. Une mère étonnée a relevé que son fils de 8 ans était subjugué par les publicités, en particulier pour la glace Magnum. Une autre enquêtrice a noté que son enfant disait se souvenir d’une maison fusée… qu’elle ne se rappelait pas du tout. «Visiblement, les plus jeunes ne perçoivent pas les publicités de la même manière que les adultes. Raison de plus de les protéger de cette influence mercantile», souligne encore Barbara Pfenniger, experte en marketing pour enfant et qui a conduit plusieurs travaux sur ce thème.
Cette publicité incessante a-t-elle de l’effet? Visiblement oui: «Ça fonctionne, on a acheté des glaces», explique cette enquêtrice. En conclusion, pour une sortie en famille, il peut valoir la peine de choisir un petit cinéma indépendant, si cela permet de savourer le film sans trop de matraquage publicitaire. Et avoir la satisfaction de s’offrir une séance de plus en ayant renoncé à un plaisir coupable!