27.1.2020, Laurianne Altwegg et Sandra Imsand / Autre tendance chez les restaurateurs, faire preuve d'une transparence extrême envers le client: l’indication ultralocale donne le nom du boucher, du producteur de la vallée ou de l’alpage. Photo: Jean-Luc Barmaverain
Est-on bien renseigné sur la viande que l’on mange au restaurant? Clairement non. Enquête.
Le consommateur suisse fait souvent les frais de politiques incohérentes. Dans le domaine de l’alimentation, elles ont pour conséquence l’importation notamment de denrées produites dans des conditions pourtant interdites en Suisse. C’est typiquement le cas de la viande issue de bêtes dopées aux hormones ou avec des stimulateurs de performance tels qu’antibiotiques ou anabolisants. Bien que la pratique soit bannie en Suisse et en Europe depuis des décennies, notre pays autorise l’importation des produits qui en sont issus, au contraire de l’Union européenne. Un véritable paradoxe.
Accords du Mercosur: craintes fondées
S’il veut avoir la garantie de ne pas consommer de viande produite à l’aide de substances néfastes à l’animal et potentiellement dangereuses pour la santé humaine, le client peut soit opter pour de la viande indigène ou européenne, soit être attentif à l’étiquetage. Car la viande provenant de pays n’ayant pas interdit l’usage de stimulateurs de croissance doit faire l’objet d’une déclaration ad hoc, au supermarché comme au restaurant (lire encadré).
Encore faut-il que la loi soit respectée, ce qui nous intéresse particulièrement au vu du contexte actuel: fin août 2019, les pays de l’Association européenne de libreéchange, dont la Suisse fait partie, ont en effet conclu les négociations sur un accord de libre-échange avec le Mercosur, marché commun sud-américain qui réunit le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay. Or cet accord fait craindre l’arrivée sur le marché helvétique de quantités croissantes de viande dont les conditions de production ne correspondent pas aux attentes des consommateurs.
Quelques chiffres permettent de mieux cerner l’enjeu: la Suisse consomme annuellement 445 000 tonnes de viande. Elle en importe 88 000 tonnes, soit 20%. Sur cette part, plus de la moitié concerne de la volaille dont les 40% proviennent du Brésil, selon l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG). Sachant qu’il s’agit du produit carné préféré des Suisses (plus de 14 kg par personne et par an) après le porc, ce pays est ainsi notre principal fournisseur de viande, tous types confondus. Et le poulet est un mets que l’on retrouve très fréquemment au restaurant.
Bien que peu consommé en Suisse (1,2 kg par personne et par an), l’agneau est aussi intéressant, car il est en majorité importé d’Australie et de Nouvelle-Zélande. Mais ces pays, tout comme le Brésil, se démarquent par des modes de production interdits en Suisse, notamment l’utilisation d’antibiotiques ou d’autres produits non hormonaux comme stimulateurs de croissance.
Un tiers: La part des restaurants romands visités par les clients mystères de la FRC qui n’indiquent pas correctement la provenance des viandes.
Pourquoi s’intéresser aux restaurants?
Selon les chiffres de l’OFAG, environ la moitié de la viande est aujourd’hui consommée lors de repas pris à l’extérieur. Ceci alors qu’un sondage de la Protection suisse des animaux avait démontré en 2016 que le boeuf dopé aux hormones était certes de plus en plus souvent banni du commerce de détail, mais qu’il était très demandé dans la restauration. Malgré l’absence de chiffres, on en déduit donc que la consommation de viande issue de pratiques interdites en Suisse est sans doute importante dans les établissements publics et qu’il est primordial de garantir que le consommateur est informé de manière transparente.
Pour vérifier ce dernier point, rien ne vaut l’enquête de terrain! Ainsi, plus de trente clients mystères sont allés visiter 193 établissements dans toute la Suisse romande durant les fêtes de fin d’année. Dans leur viseur: boeuf, veau, volaille (poulet et dinde) et agneau. Leur mission: vérifier si l’indication de la provenance des viandes était conforme aux exigences légales et compiler des informations utiles dans ce domaine.
Premier élément, dans près de neuf cas sur dix, la provenance des viandes est explicitement indiquée par écrit, soit sur le menu, soit sur une pancarte au mur. D’après les rapports des visites, l’origine est toutefois introuvable dans 10,9% des cas et incomplète dans 1,6% des établissements concernés. En tout état de fait, les pratiques divergent énormément: la provenance peut être détaillée sous chaque plat ou au pied de chaque page de la carte des mets. Elle peut aussi prendre la forme d’une affichette mal située dans le restaurant, invisible pour celui qui ne cherche pas spécifiquement l’information. La loi prévoit en effet une inscription par écrit, mais elle ne précise pas à quel endroit elle doit figurer ni la taille de la police d’écriture requise. Certains enquêteurs se sont d’ailleurs plaints sur ce point.
Zéro: après vérification de dix restaurants, aucun ne disposait du certificat permettant de renoncer à la mention obligatoire concernant les hormones et/ou les antibiotiques.
Proportion inacceptable
Deuxième élément, les indications sont souvent très imprécises. En effet, dans une part non négligeable des cas recensés, une même viande a plusieurs origines. Ce n’est pas un problème quand un restaurateur explicite par exemple que le steak de boeuf vient d’un pays, l’émincé d’un autre et la côte d’un troisième, cela le devient quand le poulet est systématiquement indiqué comme étant de «Suisse/Brésil», par exemple. Cette solution de facilité – elle permet de limiter les mises à jour régulières – a été adoptée dans une grande partie du panel visité. Et elle est problématique puisqu’elle cache l’origine véritable du produit carné. En effet, les enquêteurs ont très souvent peiné à obtenir des précisions sur le plat choisi. Soit la personne au service a avoué son ignorance sans aller se renseigner en cuisine, soit elle a asséné des phrases bateau comme: «On est en Suisse, tout est très contrôlé.» Une nonchalance fort regrettable et très répandue. Au total, 36% des relevés des enquêteurs de la FRC mentionnent des provenances multiples ou une absence d’origine. Pour le boeuf, le chiffre représente 32,2% des visites, il grimpe carrément à 45,4% pour la volaille. Concrètement, plus du tiers de l’échantillon est donc hors-la-loi! Car, comme nous l’a confirmé l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV), l’obligation de déclaration de l’origine de la viande correspond à l’indication correcte et précise qui «exclut normalement l’utilisation d’une liste de provenances possibles». Cette proportion est donc bien trop importante et inacceptable.
Pour moitié des viandes étrangères
Les rapports des clients mystères ont aussi permis de déterminer le pourcentage de viande d’origine étrangère. Cette donnée semble méconnue de l’OFAG et de l’interprofession suisse Proviande, interrogée pour les besoins de l’enquête; Proviande a même évoqué une «boîte noire». Dans l’enquête FRC, 64% du boeuf et 72% du veau sont suisses, la part de la volaille n’est que de 35% et celle de l’agneau de 16%. Si on y additionne les viandes dont les origines sont inconnues ou multiples et qui comptent au moins un pays étranger dans la liste, le taux de provenance étrangère grimpe à 50%.
Mais finalement, d’où vient la viande importée? De tous horizons, proches ou plus lointains, dont une forte proportion de pays pratiquant des modes de production interdits en Suisse. Parmi eux, certains du Mercosur, mais aussi de l’Australie, la Nouvelle- Zélande, la Chine et la Thaïlande. Or les viandes provenant de nations recourant aux antibiotiques ou stimulateurs de performance hormonaux (lire encadré ci-dessus) doivent être identifiées de façon explicite. Assurément, une mention parfaitement honnête pousserait nombre de clients à renoncer à certains plats de la carte. Mais alors que 39% des établissements visités auraient dû faire figurer cette déclaration, seuls 6,7% l’ont véritablement fait, parfois de manière partielle. La lacune concerne principalement le poulet brésilien ou l’agneau de Nouvelle-Zélande. De nombreux consommateurs mangent ainsi à leur insu des plats contenant potentiellement des traces de stimulateurs de croissance et source de souffrance animale. Un véritable scandale.
Pareille lacune signifie sans doute aussi que cette obligation n’est pas connue des restaurateurs qui se retrouvent en bout de chaîne. Lors de visites, les contrôleurs des Chimistes cantonaux vérifient que l’indication est bien écrite mais il y a fort à parier que la déclaration des modes de production interdits en Suisse ne fait pas partie de leur check-list. Une campagne d’information à ce sujet pour en rappeler le caractère obligatoire serait plus que bienvenue, au vu de nos résultats.
La transparence, un argument de vente aussi
Pour finir sur une note plus positive, notons l’effort particulier des restaurants asiatiques et des kebabs pour donner une information limpide. Ils prennent parfois l’initiative de placarder directement la fiche de leur importateur. C’est moins joli qu’une ardoise artisanale accrochée au mur, mais cela respecte la loi. L’opération sur le terrain a également permis de révéler une tendance inverse: l’ultraprécision dans l’indication de la provenance de la viande, tout particulièrement dans le cas du boeuf. Nos clients mystères ont en effet relevé, dans vingt et un cas, le nom du boucher, du producteur, de la vallée ou de l’alpage. La cuisine ultralocale rassure la clientèle, échaudée par des scandales alimentaires dans un passé plus ou moins récent. Pour le restaurateur, l’argument de vente est intéressant à exploiter.
Au final, l’enquête révèle que les consommateurs sont mal renseignés. Il serait donc grand temps que les cantons, en charge de la mise en oeuvre de la législation, se saisissent du problème. Ce d’autant que la FRC défend de son côté un renforcement de la déclaration des modes de production interdits en Suisse. Car les stimulateurs de performances ne sont que la pointe de l’iceberg. Bon nombre d’autres pratiques que les consommateurs réprouvent ne font l’objet d’aucune déclaration aujourd’hui.