8.3.2022, Jean Busché coll. Sandra Imsand
Supprimer un compte utilisateur à l’ère des dark patterns ? Un parcours du combattant pour l’internaute. L’enquête arrive à deux conclusions: plus de la moitié des plateformes observées font obstruction à la suppression d’un compte et les trois quarts des sites ont recours aux dark patterns.
Les dark patterns sont des types d’interfaces utilisateur (IU) auxquels ont recours de nombreux sites et applications. Ils ont pour but de désorienter l’utilisateur dans le but de l’influencer afin qu’il effectue ou n’effectue pas une action. La finalité est commerciale: pousser à l’achat, à souscrire un abonnement, à ne pas quitter ou à ne pas se désinscrire.
40 plateformes contiennent au moins 1 dark pattern parmi ceux auxquels les enquêteurs avaient été rendus attentifs.
La FRC a voulu mesurer à quel point sites et applications y recouraient. Pour les besoins de cette enquête, 25 internautes mystères ont analysé un panel de 52 plateformes en ligne. Et les résultats sont édifiants: le recours aux dark patterns est régulier, massif, et les consommateurs sont clairement influencés, voire manipulés par des modèles ou des architectures difficilement identifiables. Médias, streaming, vente en ligne, la sélection s’est voulue large afin de documenter la diversité des techniques utilisées. But: observer si le recours à certains dark patterns (lire encadré) est monnaie courante.
Nos internautes mystères se sont inscrits sur des sites tels que Smood, Spotify, Coop, Migros, Easyjet, DeinDeal, Ricardo, puis ont supprimé le compte utilisateur. Ils devaient comptabiliser le nombre de clics nécessaires à la réalisation de ces deux actions. Au préalable, ils avaient été rendus attentifs à cinq types de dark patterns afin de relever leur présence sur les outils qui leur étaient attribués. Chaque plateforme a été testée deux fois par des enquêteurs âgés de 25 à 80 ans.
18 plateformes ne permettent pas de supprimer le compte depuis l’interface utilisateur
Empêché·e de partir
L’enquête dresse un tableau préoccupant: la majorité des plateformes analysées facilitent l’inscription tout en rendant la suppression du compte difficile, voire impossible. Sur 24 sites, plus de 10 clics ont été nécessaires pour supprimer le compte. Ils sont 29 à proposer une inscription «en 3 clics» par le biais d’un compte Facebook ou Google. C’est une manière de faciliter la procédure mais en échange d’un lâcher prise sur les données personnelles. Dans neuf cas, il a été tout bonnement impossible de supprimer le compte.
Dans la catégorie «obstruction», le champion est Easyjet. Après de nombreux courriels, l’enquêtrice reste captive dans le processus de suppression, et les entraves se multiplient. La dernière en date: un courriel lui demandant une photocopie de sa carte d’identité alors que rien de tel n’avait été nécessaire lors de l’inscription.
Le choix est tendancieux: rester ou partir. Tout est dans les mots pour le dire.
DeinDeal.ch talonne de près la compagnie d’aviation, car malgré les très nombreux clics obligatoires à la demande de suppression du compte, les e-mails quotidiens continuent d’encombrer la boîte de notre internaute mystère. Le site de livraison Smood ainsi que celui de Coop sont également passés maîtres dans l’art de l’obstruction dans la mesure où, pour chacun, la suppression a nécessité plus de 20 clics. Spotify, McDonald’s, Apple Music, UberEats, Call of Duty mobile, Deezer, Clash Royale et Migros ne sont pas loin derrière. «Cela a été un parcours du combattant, résume un participant à propos de Spotify. Il a fallu consulter Google pour trouver comment s’en sortir. La désinscription est incroyablement bien cachée.» La situation vire parfois à la farce. En témoigne cette anecdote: «Je ferme mon compte DeinDeal ce jour. Impossible de trouver sur le site comment le supprimer malgré de longues recherches FAQ. J’appelle le service clients qui me renvoie aux conditions de vente et cherche avec moi… sans trouver!»
24 plateformes nécessitent plus de 10 clics pour supprimer le compte…
Recours aux dark patterns
Sur les 52 sites, 40 contiennent au moins un des dark patterns qu’il fallait identifier. L’analyse des données montre avec quelle régularité certains ont été identifiés et le volume qu’ils représentent. L’art de culpabiliser (ou confirmshaming) est la forme de tromperie la plus fréquemment observée afin d’inciter l’internaute à rester.
La pratique est particulièrement courante avec les plateformes de divertissement et de streaming telles que Tiktok, Spotify, Amazon Prime et Disney+. L’exemple de Spotify est spécialement édifiant, tant par le phrasé employé – «un dernier au revoir» – que par le nombre d’étapes pour supprimer le compte ou de messages visant à décourager l’action. Autre exemple parlant, celui d’Uber: «Nous sommes désolés de vous voir partir! Si vous changez d’avis, vous pouvez restaurer votre compte pendant 30 jours en vous y connectant.»
… alors que 29 rendent possible «l’inscription en 3 clics» (via Google/Apple/Facebook)
Cesser de rendre les internautes captifs, améliorer confort et transparence en ligne, le programme est conséquent mais c’est aux entreprises d’adopter de bonnes pratiques. La volonté d’agir est présente et les associations de consommateurs s’organisent. À l’instar de nos homologues norvégiens, qui ont intenté une action en justice contre Amazon Prime en 2021. En Suisse, il s’agit maintenant aussi de développer les moyens d’actions qui permettront d’inciter, voire de contraindre les plateformes en ligne à respecter le choix des utilisateurs. La FRC, en lien avec des partenaires en Suisse et à l’étranger, en fait un combat prioritaire.