31.5.2022, Sandra Imsand et Barbara Pfenniger / Photo: Youtube Kids
De nombreuses personnalités de ce réseau social font la part belle à des produits gras ou sucrés peu recommandables sur le plan de la santé. Le format de leurs vidéos, par ailleurs quasiment jamais clairement indiquées comme étant des publicités, est construit de façon à faire tomber les barrières de vigilance. Enquête.
Sur les réseaux sociaux, le mélange entre marketing professionnel, pseudo-amateurisme et authenticité savamment mis en scène est difficile à décrypter. Il permet à un message promotionnel de franchir la barrière de vigilance de l’adolescent qui peine à développer une pensée critique face à ces contenus. Les marques l’ont bien compris et rémunèrent les influenceurs pour que leurs produits soient mis en avant dans les vidéos et atteignent leur cible privilégiée. Et cela fonctionne: 48% des 8-15 ans ont déjà demandé à acquérir un produit découvert sur YouTube, selon des chiffres de la HEG Arc Neuchâtel.
«Le marketing d’influence à travers les réseaux sociaux a ceci d’insidieux que le consommateur n’est pas conscient qu’il est le destinataire d’une publicité, explique Marine Stücklin, responsable Droit et politique à la FRC. C’est d’ailleurs le but recherché par certains marketeurs, afin de proposer un produit comme le ferait un ami et bénéficier d’une aura de confiance.» Un travail mené récemment par la HEG Arc Neuchâtel pour Promotion Santé Valais a montré que les vidéos ne sont pas perçues par les enfants comme étant de la publicité. De plus, le taux d’attention des 4-6 ans est particulièrement élevé lorsque des produits sucrés sont présents à l’écran.
Les influenceurs, de leur côté, profitent pleinement de cette manne publicitaire: un des youtubeurs le mieux payé au monde a 10 ans. Il s’appelle Ryan Kaji, est Américain et l’empire qu’il a construit à partir des vidéos postées sur ce réseau social lui a rapporté 27 millions de francs rien que l’an passé. Tout en haut de la liste, on retrouve MrBeast, un autre Américain qui, lui, a décroché la bagatelle de 54 millions en 2021 selon le magazine Forbes. Les réseaux sociaux regorgent de ces success stories. Enfants et adolescents regardent les vidéos parce que la thématique les intéresse, parce que c’est à la mode ou encore parce qu’ils sont fascinés par ce métier d’un genre nouveau. En 2019, 31% des 11-16 ans sondés en Grande-Bretagne rêvaient de mener une carrière d’influenceur ou de youtubeur.
Quels produits mis en avant? Mais que vantent et vendent donc les influenceurs? Selon leur niche et le public qu’ils touchent, ce sont aussi bien des vêtements que des produits de beauté, des jeux vidéo, des jouets ou de la nourriture. Dans ce dernier domaine, le constat fait froid dans le dos. Une récente étude réalisée en Autriche montre que la grande majorité des produits montrés par les influenceurs germanophones sont si malsains qu’ils ne respectent pas les normes publicitaires pour les enfants de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Les chercheurs ont analysé les repas, collations et boissons apparus dans les contenus de six des influenceurs les plus populaires auprès des 13-17 ans. Il en ressort que 75% des denrées présentées avaient une teneur en sel, matières grasses ou sucres si élevée qu’ils n’étaient pas recommandables pour la classe d’âge qu’ils ciblent. Or l’obésité infantile est l’un des grands défis de la santé publique. Selon les chiffres de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), environ 15% des 6-12 ans sont en surpoids ou obèses. Ils risquent de le rester à l’âge adulte et sont plus susceptibles de développer du diabète et des maladies cardiovasculaires à un âge précoce.
«Challenges» sous la loupe
Qu’en est-il des vidéos que regardent les petits francophones? Le constat est-il aussi alarmant? La FRC s’est penchée sur le phénomène en se glissant dans la peau d’un enfant d’une dizaine d’années. Nous avons regardé les vidéos des influenceurs les plus suivis sur YouTube et avons laissé le jeu des algorithmes nous proposer des suggestions pour continuer la navigation. Le format étudié a porté sur les «challenges», un genre particulièrement prisé par les plus jeunes. Il s’agit de défis auxquels les influenceurs s’exposent dans le but de créer des réactions d’étonnement, d’envie ou de dégoût. Car ces émotions permettent aux vidéos de devenir virales. Et nombre de ces défis tournent autour de l’alimentation. Florilège.
Sur YouTube, il suffit de taper «défi» ou «challenge» dans la barre de recherche pour être submergé par des milliers de propositions, toutes plus colorées et intrigantes les unes que les autres. Les vignettes, les images de présentation des vidéos, présentent les youtubeurs hilares ou répugnés face à des aliments. Parmi les plus suivis de la plateforme: FastGoodCuisine, plus de 4,5 millions d’abonnés. Sur ce compte, les marques de fast food, biscuits et bonbons sont bien mises en avant dans des vidéos intitulées: «Acheter tous les produits de la carte McDo (+10000 calories)», «Je teste McDo en Belgique (meilleur McDo du monde?!)» ou «Je mange le pire bonbon au monde».
Dans sa biographie, le youtubeur fondateur de FastGoodCuisine, Charles au civil, présente sa chaîne de cuisine comme étant «la première en France». Il a par ailleurs ouvert une chaîne de restauration rapide spécialisée dans le poulet frit et a écrit deux livres de cuisine dont le descriptif affirme: «Fidèle à sa devise, Charles nous prouve qu’il est possible de se faire plaisir avec des aliments sains, des recettes rapides, et un tout petit budget!» Tant de contradictions laissent pantois.
Joyca, avec ses 4,81 millions d’abonnés et dont les vidéos ont été vues plus d’un milliard de fois, se spécialise aussi dans les défis en tous genres. Et quand il parle de nourriture, c’est systématiquement pour mettre en avant des produits gras – «On a créé le burger ultime! (KFC, McDo, Burger King)» – ou alors sucrés – «Je tente les glaces insolites».
Jeunes tombés dans le panneau
L’algorithme de YouTube propose également aLaN FoodChallenge, qui est, quant à lui, décrit comme un des plus gros mangeurs de France. Dans ses vidéos, il ne mange que des portions géantes: deux gigatacos, le plus gros bao burger de France, des pizzas taille XXL, etc. Tout est dans la démesure et peu recommandable au niveau nutrition. Commentaire d’un internaute: «Sa me donne envie de bouffé» (sic).
D’autres comptes très populaires ont eux aussi cédé à la tendance des défis alimentaires. Comme Tibo InShape, plus de 8,58 millions d’abonnés, spécialisé dans la musculation et le fitness. Le jeune Français a passé une journée à manger comme l’acteur et ancien catcheur The Rock. Au menu: 540 g de protéines (surtout animales), 80 g de lipides, 565 g de glucides pour un total de 5200 calories. Au secours, la crise de foie!
Difficile lors d’une séance de visionnage YouTube de ne pas tomber sur Michou, qui cumule plus de 11 millions d’abonnés entre ses différentes chaînes. Miguel Mattioli, son nom au civil, s’est fait connaître grâce à ses critiques de jeux vidéo et il est extrêmement populaire auprès des enfants et adolescents. Même chez lui, la nourriture s’invite là où on ne l’attend pas. Et à nouveau, ce sont des produits sucrés, gras ou salés qui ont la cote. Ainsi, un des formats les plus en vogue sur sa chaîne consiste à ouvrir des colis envoyés par les abonnés. À côté des dessins réalisés par les fans, les marques profitent aussi de l’aubaine pour s’exposer et être mises en valeur par un «c’est trop stylé». Comme la marque de bonbons O’Yummy, qui lui fait déguster des sodas, des chips et des bonbons inspirés de l’univers des jeux vidéo. À aucun moment, l’enfant ne comprend qu’il consomme de la publicité. Pour lui, il ne s’agit que d’une marque «cool» qui a offert un cadeau à son ami Michou. Toutes les barrières de vigilance sont à terre. En témoignent les commentaires: «Michou t’est tros cool blain de gros bisous à ta chaîne 😘» (sic), laissé par une fan de 10 ans.
Contrôle parental minimal
Pour protéger les plus jeunes des contenus pas toujours adaptés disponibles sur la plateforme, YouTube a lancé une version junior de son portail, appelé YouTubeKids. Les parents peuvent y exercer un contrôle, filtrer les contenus et les influenceurs n’ont de leur côté pas la possibilité de faire figurer des informations ou des liens sponsorisés dans la barre d’informations située sous les vidéos. Mais les défis, eux, ne sont pas plus sains pour autant. Dans ce canal, ce sont les frères Swan et Néo qui sont les mieux référencés dans la catégorie «défi», avec près de 6 millions d’abonnés. Au total, leurs vidéos ont été vues plus de 6 milliards de fois. Ils dégustent des bonbons (Haribo, Têtes brûlées, en taille XXL, spécialités américaines ou japonaises), des chips (Pringles, Doritos, Lay’s, etc.) et vouent une grande passion pour les chaînes de restauration rapide. Dans une vidéo, ils commandent – et mangent – tous les produits disponibles sur la carte de McDonald’s. Dans une autre production, Swan, le benjamin, ouvre son propre fast food à la maison: McSwan’s. Les emballages et affiches à la double arche dorée sont bien reconnaissables pendant l’entier des 17 minutes que dure la vidéo.
Même lorsque le contenu des vidéos n’a rien à voir avec la nourriture, les snacks sont bien mis en évidence. Ainsi, quand ils font mine d’avoir gagné une maison, ils font une pause goûter. Au menu: chips, bonbons, chocolats, tous emballés, donc les marques sont bien apparentes. Évidemment, à aucun moment, il n’est fait mention de publicité. Les deux Français présentent leur contenu comme des productions maison, où ils partagent leurs idées loufoques et des rigolades dans un esprit de connivence avec leurs abonnés, lesquels font partie de «la famille».
Seule exception à cette déferlante de sucre, sel et graisses: un unique défi du youtubeur québécois Carl is cooking qui compte plus d’un million d’abonnés. Au milieu de ses challenges «Je ne mange que des recettes TikTok», «Je teste des recettes avec du Coca-Cola» ou «Je cuisine avec une friteuse pendant 24 heures», il s’est lancé le défi de manger uniquement de la nourriture provenant de son jardin le temps d’une journée: physalis, céleri, carottes, poireaux, aubergines, tomates, blettes, chou kale, etc. Recettes, dégustation et sourire en prime. Une vidéo qui détonne mais fait du bien!