5.6.2018, Robin Eymann
Que savent Migros et Coop de nous ? Presque tout. Et les clients de ce qu’ils font des infos collectées ? Presque rien.
Que disent les points Cumulus ou la Supercard des comportements d’achat et comment Migros et Coop voient-ils leurs clients? Un employé de la FRC a fait valoir son droit d’accès aux données personnelles (art. 8 LPD), comme tout détenteur d’une carte de fidélité. La démarche est relativement simple: via un formulaire idoine sur le site de Migros et par courrier à Coop, avec copie de la carte d’identité. Notre «client» anonyme a reçu par pli recommandé les données le concernant entre deux et trois mois plus tard – et non dans un délai légal de 30 jours après la demande, mais moyennant avis de retard. L’intéressé «se résume» à ses coordonnées (nom, prénom, adresse, date de naissance…) et à la liste complète de ses achats, 97 pages en tout. En outre, Migros a fourni le total des dépenses effectuées depuis le début de l’adhésion au programme Cumulus ainsi que sur l’année en cours. Enfin, élément hautement intéressant, figurait dans le courrier le profil (ou «segmentation») du client.
Pour Coop, le profil se construit sur six critères: principal lieu d’achat, fréquence, préférence pour les produits durables, pour les produits bon marché, intérêt pour les rabais et pour les bons Supercard. Les critères sont assortis de variables allant de «bas» à «haut». Le système Coop montre assez clairement dans quelles cases chacun peut figurer. Ainsi, celui qui achète des produits durables sera susceptible de recevoir des offres «Naturaplan». Notons encore que Coop enregistrait des «données relatives à la santé» (allergies alimentaires) jusqu’en 2015. Mais le Préposé fédéral à la protection des données a demandé que cesse cette collecte disproportionnée.
Une science inexacte
Le profil lié à Cumulus est plus obscur à saisir. D’abord, il n’est qu’en allemand; ensuite, le client est «trié» sur la base de trois critères: motif d’achat, prix et âge ou situation de vie (jeune, couple, parents), le tout étant qualifié par des expressions. Sous motif d’achat, notre client est – ici – «Preis/Leistung» (soit «orienté vers le rapport qualité-prix»). Côté comportement face aux prix, il est considéré comme «Premium Käufer», les produits haut de gamme (Sélection) l’attirent donc. Contradiction dans les termes? Selon la Migros, interrogé à ce propos, le fait d’avoir un profil marqué pour le haut de gamme et les prix bas s’explique: «Il se peut que nous n’ayons qu’une vision partielle des goûts du ménage, car le client n’effectue que certains achats chez nous ou ne présente pas forcément sa Cumulus. Il est aussi possible que son compte soit alimenté par différents membres du ménage, où chacun a des comportements foncièrement différents… Le marketing n’est pas une science absolue!»
Quel critères? Mystère.
La FRC a demandé quels autres critères permettaient de segmenter les gens chez Migros. Mais la transparence n’est pas de mise à Zurich: le groupe refuse de communiquer ces informations pour des questions de… «concurrence et de protection des données»! Il aurait fallu multiplier nos enquêteurs mystères pour saisir d’autres profils. Nous avons tout de même réussi à savoir que certains clients sont «Preis-affin» (affinité au prix), profilés «durable» ou «produits frais». En revanche, le fait de collecter des points avec la carte de crédit Mastercard Cumulus, l’abonnement M-Budget Mobile et des achats de pharmacie sur le site Zur Rose, ne contribuent pas à affiner le profil client.
Obtenir ses données permet au consommateur de se faire une idée sur les éléments que les coopératives retiennent, mais la transparence s’arrête là, les groupes orange ne font pas de zèle. C’est même un peu sous la contrainte qu’ils ont agi, suite à une recommandation du Préposé fédéral à la protection des données qui, en 2014-2015, a jugé que l’information sur la segmentation du client était «nécessaire à ce dernier pour se faire une idée des critères d’analyse, évaluer leur exactitude et se comporter en conséquence».
Asymétrie de l’information
Sami Coll, sociologue et auteur d’un livre consacré à la surveillance exercée par les cartes de fidélité (Surveiller et récompenser: les cartes de fidélité qui nous gouvernent, Ed. Seismo, 2015), regrette qu’il ne soit pas possible de savoir concrètement comment sont utilisées les données, «il y a asymétrie de l’information: alors que le client est totalement transparent, Migros et Coop font preuve d’une grande opacité sur son utilisation». Les données que renvoient les enseignes au client qui en a fait la demande sont uniquement celles que le consommateur a fournies. On sait aujourd’hui que les technologies de type Big Data permettent une analyse extrêmement fine du profil d’une personne: déduire son orientation sexuelle, ses affinités politiques ou ses croyances religieuses. Et ces données sensibles sont bien plus problématiques que la mémorisation des tickets de caisse.