3.2.2022, Yannis Papadaniel
Des appels indésirables, des courtiers peu scrupuleux prêts à mentir comme des arracheurs de dents pour obtenir une signature, des rémunérations irrationnelles financées par les primes. Ces nuisances sont connues de longue date, alors que les solutions pour y mettre fin peinent à s’imposer.
L’affaire est pourtant simple: interdire le démarchage à froid, mieux former les courtiers, cadrer leur activité et, enfin, limiter voire interdire leur rémunération. Début 2021, les lignes ont enfin bougé: un nouvel accord de branche signé par près de 50 caisses maladie, qui met en application l’ensemble de ces solutions, est entré en vigueur. Peut-on estimer que l’on est sorti d’affaire? La réponse à cette question dépend malheureusement de nombreux aléas dont on connaîtra l’issue prochainement.
Le Conseil fédéral agit en plus de l’accord de branche
La mise en place du nouvel accord entre assureurs doit beaucoup au dépôt par la Commission de la santé du Conseil national (CSSS-N) en 2018 d’une proposition visant à réglementer les activités des courtiers et à interdire les appels non sollicités. Non seulement, celle-ci a été acceptée par le Parlement, mais il en a par ailleurs élargi le périmètre aux assurances complémentaires. Sentant le vent tourner, les assureurs se sont attelés à la rédaction d’un nouvel accord de branche, en vigueur depuis une année.
L’accord de branche ne clôt pas le sujet au Parlement. À la suite du vote parlementaire, le Conseil fédéral a soumis une série de projets d’articles à intégrer dans la LAMal ainsi que dans la loi sur les contrats d’assurance (qui, respectivement, encadrent l’assurance obligatoire des soins et l’assurance complémentaire santé). Ces propositions aboutissent à un chassé-croisé avec le texte des assureurs.
En premier lieu, le Conseil fédéral s’appuie sur l’accord de branche qu’il souhaite rendre obligatoire. Toutefois, il exige que son contenu s’applique à l’ensemble des courtiers, qu’ils soient indépendants ou salariés des caisses maladie. Or l’accord, tel qu’il a été défini par les assureurs, n’est prévu que pour les externes. En deuxième lieu, les assureurs ont nommé une commission de surveillance, qui peut être saisie par des particuliers ou des associations de défense des assurés lorsque des abus sont constatés. Le Conseil fédéral, quant à lui, souhaite soumettre cette tâche, respectivement à l’OFSP et à la FINMA. Enfin, si les deux textes prévoient des amendes en cas de fraudes avérées, leurs barèmes ne sont pas les mêmes. On aurait voulu miner la révision, on ne s’y serait pas pris autrement.
Les premiers responsables de cette situation sont les assureurs, qui cherchent à sauver leur modèle d’affaires. En 2019, les commissions touchées par les courtiers pour l’assurance obligatoire s’élevaient à 45 millions de francs, alors qu’elles étaient dix fois supérieures (451 millions de francs) pour l’assurance complémentaire. Pour décrocher des contrats privés, les assureurs ont besoin, d’une part, de l’assurance obligatoire qui leur sert de produit d’appel, et d’autre part, d’une certaine liberté de mouvements, quitte à ce qu’elle entrave le droit des consommateurs de ne pas être dérangés lorsqu’ils n’ont rien demandé. Entre 2016 et 2019, rien que dans le cadre de l’assurance obligatoire, les commissions au sein du groupe Helsana ont augmenté de 1065%, selon les chiffres de l’OFSP. Ces prospections ont fait du groupe le leader du marché dans l’assurance de base et lui ont permis d’augmenter sur la même période son chiffre d’affaires dans l’assurance complémentaire de près de 100 millions.
Pouvoir n’est pas devoir
Le Conseil fédéral et le Parlement ne sont pas en reste, eux qui jusqu’en 2018 se sont montrés attentistes, laissant toujours la main aux assureurs. Le projet soumis par le Conseil fédéral est globalement bon. Il souffre tout de même d’une lacune fondamentale. En effet, il limite le rôle des pouvoirs publics à rendre obligatoire l’accord que la branche peut définir. Ce «peut» n’est donc pas un «doit», et si la branche ne trouve pas d’accord, le Conseil fédéral n’a pas prévu de s’octroyer la possibilité de se substituer aux assureurs.
Circonstance aggravante: l’accord de branche ne peut être déclaré obligatoire que s’il est signé par un consortium de caisse représentant au moins les 66% des assurés. Voici une aubaine pour les assureurs qui disposent d’un levier de pression supplémentaire. Certains groupes farouchement opposés aux contraintes supplémentaires pourraient retirer leur signature de l’accord. Ce retrait pourrait avoir pour conséquence que le quorum ne soit plus atteint, rendant alors l’accord non-obligatoire et la nouvelle législation sans effet.
Contournement possible des différentes mesures…
Au début de l’été, la FRC alertait sur la présence toujours plus importante de «concours» en ligne dont le but est de soutirer des données de clients qui, par leur seule participation, acceptent sans vraiment le savoir d’être contactés par des agences de courtier. Cette manière de procéder a un nom: les leads, et constitue une véritable industrie dans laquelle les assureurs sont partie prenante. Une entreprise est ainsi mandatée afin d’organiser des concours, puis elle vend les données récoltées à des agences de courtage ou des assureurs.
Ni l’accord de branche ni le projet du Conseil fédéral ne comportent un volet sur ces leads et leur rémunération. Dès lors, rien n’empêche d’affiner cette stratégie commerciale et d’y investir les millions qui ne peuvent plus être versés directement en commission. Certains courtiers de la place le savent déjà: il se dit, par exemple que des sites de comparaison militeraient actuellement pour changer leur statut de «courtier» en «publicitaire», ce qui leur permettrait de toucher des sommes au-delà des limites fixées par l’accord de branche.
Une solution existe pour placer un obstacle face à ces facéties: une rémunération des leads seulement s’ils aboutissent à la signature d’un contrat obtenu selon les nouvelles règles de l’accord. Autrement dit, la vente en gros ou en vrac de données ne serait plus possible et on remplacerait une nuisance (les appels indésirés) par une autre (les faux concours).
C’est donc un débat bien technique, une partie d’échecs qui se prolonge, pour un problème sur lequel tout le monde tombe d’accord: les nuisances doivent cesser. Leur arrêt n’est malheureusement pas encore garanti, un retour à la case départ n’est pas impossible, tout ceci dépend désormais du Parlement et des commissions de santé de ses deux Chambres.