13.10.2011, Propos recueillis par Pierre-Yves Frei
Sans céder au catastrophisme, le professeur de pharmacologie à l'Université de Genève estime que les autorités suisses devraient surveiller les cours d'eau les plus menacés par les contaminations. Interview.
En 2002, vous avez participé au lancement du programme de recherche national 50 (PNR50) sur les perturbateurs endocriniens. Pourquoi?
Parce que, alors, ce sujet devient un vrai sujet qui préoccupe de nombreux chercheurs et autorités de l’époque. C’est au milieu des années 1990 que la question de l’influence de molécules chimiques sur l’activité hormonale et le développement des organismes a pris son essor, même si les spécialistes du sujet se doutaient de l’importance de ces questions avant cela. Ce qui a mis les scientifiques sur la piste, ce sont des malformations constatées sur des poissons, notamment une féminisation de poissons mâles et leur infertilité. Ce phénomène s’explique parce que les perturbateurs endocriniens sont très souvent lipophiles, autrement dit, ils se dissolvent mal dans l’eau, où ils se retrouvent sous forme de petites particules huileuses. Des particules si petites qu’elles sont ingérées par les bactéries, puis par le plancton qui mange les bactéries, et ainsi de suite tout au long de la chaîne alimentaire. De telle sorte que les concentrations de perturbateurs endocriniens sont particulièrement élevées dans les tissus adipeux des grands poissons. De telles observations valaient bien qu’on y consacre six ans d’études et un financement de 15 millions de francs.
Quelles étaient les molécules incriminées alors?
Il s’agissait de molécules – des octyl- et nonylphenols – présentes dans les détergents, les lessives. Elles ont une assez faible similarité structurelle avec les œstrogènes naturels, mais comme elles dérivent de produits utilisés en grande quantité, leur concentration dans les eaux peut atteindre des niveaux suffisamment élevés pour que leur influence sur les organismes soit réelle. Il faut savoir que les récepteurs aux œstrogènes sont beaucoup plus permissifs que ceux qui sont censés accueillir les hormones mâles ou les hormones thyroïdiennes.
Pourquoi cette permissivité?
C’est difficile à dire. En revanche, cela signifie que les perturbateurs endocriniens sont particulièrement actifs quand ils sont proches structurellement des molécules œstrogènes. Ces produits continuent-ils d’être utilisés aujourd’hui? Non, ils ont été interdits pour leur influence endocrinienne. L’une des plus fortes présences endocriniennes dans la nature aujourd’hui vient des hormones stéroïdes naturelles et synthétiques, avec un rôle particulièrement important pour celles qui dérivent de l’une des principales méthodes contraceptives féminines, la pilule (éthinyloestradiol). Il faut comprendre que ces concentrés d’hormones sont assez puissants pour laisser croire au corps qu’un embryon se développe. C’est dire que leur passage dans la nature a une influence importante sur le monde animal. Il est probable que c’est sous l’influence de telles molécules que les poissons de la rivière Glatt étudiés par mes collègues ont connu des transformations notables.
Sont-elles présentes dans l’eau du robinet?
Oui, certainement, mais nous avons conclu que leur présence est, à notre avis, trop faible pour constituer un danger quelconque pour la santé humaine. Au fond, notre principale source d’inquiétude concerne les milieux aquatiques. Voyez-vous, les stations d’épuration ne peuvent actuellement pas traiter les hormones stéroïdes. Les techniques qui le permettent, par exemple l’installation de filtres au charbon actif, perturberaient beaucoup trop le débit du traitement. Par conséquent, il faut absolument veiller à ce que le rejet des eaux purifiées par les stations se fasse dans des cours d’eau dont la taille permette une dilution suffisamment grande pour que la présence de ces perturbateurs influence la faune le moins possible.
Pas d’influence sur la santé humaine?
Je crois que les expériences sur des modèles animaux et les observations dans la nature ont suffisamment établi les liens entre la présence de perturbateurs endocriniens et certaines malformations ou baisse de fertilité. La question subsiste néanmoins de la transposition de ces résultats à la santé humaine. Au sein du PRN 50, certaines équipes se sont penchées sur la question. Des chercheurs lausannois ont procédé à des prélèvements de sperme chez des recrues pour mesurer la baisse du nombre et de la motilité des spermatozoïdes. Les résultats que nous avons obtenus sont trop parcellaires pour en tirer des certitudes. En outre, il faut comprendre que ce genre de recherche peut se heurter à des oppositions. Ce n’est donc pas toujours facile de chercher ces liens éventuels entre perturbateurs endocriniens et santé humaine.
Croyez-vous que les autorités suisses avancent assez vite sur le dossier des perturbateurs endocriniens du point de vue de la régulation?
Non, on ne peut pas dire qu’elles avancent très vite. Je ne crois pas que cette lenteur soit le fruit des lobbys de l’industrie. Personnellement, j’ai longtemps travaillé pour des entreprises pharmaceutiques. Nous les avons associées au PNR 50 à travers la mise sur pied d’une plateforme de consensus réunissant professionnels, chercheurs et autorités. Ces entreprises ont plutôt montré leur empressement à identifier les risques qu’à vouloir les cacher. Si la Suisse est en retard sur l’Europe, notamment dans le domaine de l’interdiction du bisphénol A, cela tient plus, à mon avis, à la lenteur traditionnelle de son processus législatif.
Que pensez-vous de la campagne d’information sur les perturbateurs endocriniens lancée par la FRC?
Tout ce qui peut contribuer à une meilleure information du public et des consommateurs est une bonne chose. Pour autant, il faut veiller à ce que cette information soit basée sur des études scientifiques sérieuses et éviter de céder au catastrophisme. Dans le cas qui nous occupe, on peut dire que la grande majorité des cours d’eau suisses sont épargnés par ce phénomène, à l’exception de ceux qui traversent des zones polluées, et qui, de ce fait, charrient des perturbateurs endocriniens comme l’éthinyloestradiol (pilule) ou le bisphénol A, un composant qui entre dans la fabrication d’un plastique dur et transparent, le polycarbonate. Même si certains pays ont décidé d’interdire le bisphénol A, un récent rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire montre que, si on dispose de données assez sûres sur les effets de cette molécule sur le développement des animaux, les données concernant les effets sur la santé de l’homme méritent d’être sérieusement complétées.
Si vous pouviez prendre une mesure, quelle serait-elle?
Je suggérerais aux autorités cantonales de mettre sur pied une sorte d’alerte aux perturbateurs endocriniens dans les endroits qui sont considérés comme des points chauds sur ce plan. C’est donc particulièrement vrai pour les cours d’eau en contact avec des stations d’épuration de grandes localités. Parallèlement, il faut continuer à travailler à la mise au point de procédés qui permettront un jour de neutraliser, pendant le retraitement, la plupart des perturbateurs endocriniens.