9.5.2023, Sandra Imsand - photo: Jean-Luc Barmaverain
Le mathématicien Paul-Olivier Dehaye s’active depuis des années à révéler la face cachée de l’écosystème numérique. L’affaire Cambridge Analytica a notamment explosé au grand jour grâce à lui.
Cette année, la FRC met un accent particulier sur la question de l’influence et des données personnelles. Aussi lance-t-elle un projet collaboratif avec Hestia.ai, entreprise basée à Lausanne qui développe des outils pour comprendre ce qui est fait des données et par qui elles sont exploitées. À sa tête, Paul-Olivier Dehaye, mathématicien. On lui doit la médiatisation de l’affaire Cambridge Analytica en 2016, le plus grand scandale de scraping des données personnelles dévoilé jusqu’ici. Le scraping est une technique permettant d’extraire des informations de manière totalement automatique via des programmes informatiques. Elle a contribué à faire basculer les élections américaines en 2016 ainsi que le vote du Brexit. Présentation.
Pourquoi vous intéresser aux données personnelles? Il y a eu plusieurs éléments. D’abord, j’ai fait mon doctorat aux États-Unis. Sur place, en septembre 2001, j’ai été arrêté pour une broutille alors que je fêtais mes 20 ans (état d’ébriété, quand la majorité reconnue pour consommer de l’alcool est fixée à 21 ans, ndlr). J’ai fait effacer cette mention de mon casier des années plus tard. En 2011, j’ai été interrogé longtemps à la frontière avant de pouvoir entrer dans le pays. J’ai appris que c’était lié à mon arrestation. Entre-temps, j’avais fait plusieurs allers-retours sans encombre entre l’Europe et les États-Unis, mais il a fallu dix ans pour que des informations issues de deux bases de données se rejoignent et rendent mon passage à l’immigration problématique. J’ai demandé mes données au Département américain de la sécurité intérieure, et j’ai depuis une copie du dossier sur moi. Il y a moins d’incertitudes quand je voyage, car je sais ce que la personne d’en face sait sur moi. L’autre élément déclencheur date d’à peu près la même période: ce sont les révélations de WikiLeaks. Cette organisation a été cofondée par un collègue de Stanford, dont le bureau était en face du mien. Il y avait beaucoup de pression sur lui et je lui ai envoyé un e-mail crypté pour prendre de ses nouvelles.
En quoi ces éléments ont-ils été déterminants? Chaque fois que je traverse la frontière, je sais que mon passage à l’immigration durera plusieurs heures. S’il me faut une correspondance, je la prends en Europe par peur de la manquer. Au fil des ans, j’ai beaucoup discuté avec des personnes qui, comme moi, sont freinées par des petits faits du passé. Et ce qui les bloque, ce sont parfois des choses totalement insignifiantes, comme un excès de vitesse intervenu trente ans auparavant.
Et ensuite? L’élément basculant s’est produit à l’Université de Zurich lorsque sont arrivés les cours en ligne avec le système Coursera. Les inquiétudes étaient uniquement concentrées sur la question des contenus et des droits d’auteur. Dans mon enseignement, j’ai voulu poser des questions sur la façon dont les données étaient exploitées, d’autant plus qu’il ne s’agissait pas de vidéos YouTube mais d’argent public et d’un parcours éducatif utilisé pour évaluer les étudiants. Je voulais lancer une réflexion sur ce sujet, mais je n’ai pas eu de retour. J’ai donc retourné le problème et mis en place un cours sur Coursera qui analyse le modèle d’affaires des plateformes d’éducation en ligne, comme Coursera lui-même. C’était trop radical.
Quel a été votre rôle dans les révélations sur Cambridge Analytica? En décembre 2015, j’ai lu un article dans le Guardian qui en parlait. Pour moi, l’affaire était aussi importante que les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance de l’Agence nationale de sécurité. Mais comme il n’y a pas vraiment eu de suites médiatiques, j’ai creusé sur cette entreprise, à la base spécialisée dans les opérations militaires, et ses liens avec les équipes de campagnes et les réseaux sociaux. L’enquête m’a pris des mois. Quand l’histoire est devenue virale, mon nom a été cité et j’ai été contacté par des centaines de journalistes du monde entier à qui j’ai pu transmettre des informations sur le lien entre Cambridge Analytica et leur propre pays.
«La confiance est le nouvel eldorado numérique. Les entreprises doivent le comprendre.» Paul-Olivier Dehaye
Et depuis, c’est devenu votre quotidien? Suite à ces révélations, une fondation a voulu me financer pour ce que je faisais. Cela a permis la création de l’association PersonalData.IO, qui s’engage pour actionner le droit d’accès aux données et encourager la société civile à réagir aux menaces qui touchent les données personnelles. Puis, le Fonds pionnier Migros a permis le lancement d’un projet, HestiaLabs, focalisé sur les collectifs de données. Nous agissons maintenant comme consultants et mettons en place des stratégies pour les entreprises qui comprennent que la confiance est le nouvel eldorado numérique. Aujourd’hui, tout investissement technique qui ne facilite pas la transparence des données des consommateurs est déjà dépassé. Or nous voyons que trop de demandes d’accès aux données ne reçoivent pas de réponses, c’est un échec des autorités de contrôle.
Quel sentiment vous anime au sujet des données personnelles? Avant, c’était un mélange de colère, d’injustice et de menace. Là, je les regarde avec un œil d’entrepreneur. La donnée est une ressource: si on ne l’exploite pas, d’autres le feront à notre place.
Ces révélations ont-elles changé votre manière d’utiliser des plateformes ou des applications? Je suis obligé de continuer à me servir de WhatsApp. Mais je n’envoie plus de photos, car ce faisant, je donnerais accès à toute ma galerie. Aussi, si un membre de ma famille envoie des images, je ne peux pas les voir. C’est une façon pour l’application de mettre la pression pour que je lui ouvre l’accès à mes données. Or je fais attention aux permissions que je donne aux applications. Une grande partie de la population ne perçoit pas l’importance des données personnelles. C’est un échec de l’éducation, un échec sociétal. En Suisse, on cultive une grande rhétorique autour de l’autonomie, de l’indépendance. Or si un pays devrait être conscient de sa dépendance, c’est bien la Suisse. Au niveau de la couche numérique, nous vivons une situation de vassalité totale.
Quelqu’un a dit que «les données sont des armes de guerre». Utilisées comme telles, oui, ces infimes traces dont personne ne se soucie peuvent tuer. Cela a été le cas au début de la guerre en Ukraine. Des pilotes de drones chargés d’effectuer des repérages et de cartographier des zones ont été victimes de tirs et tués. Il s’est avéré que ces drones commerciaux, aux composants et puces chinois, ont permis une géolocalisation précise de leurs utilisateurs sur le terrain.