Matthieu Glauser, de Bio Vaud, et Anne Challandes, de l’Union suisse des paysannes et des femmes rurales, répondent aux questions délicates que pose l’initiative «zéro pesticide». Eclairage en quatre arguments
Pollution dans les eaux, perte de biodiversité, interdiction croissante de substances jusqu’ici autorisées en raison de leur toxicité : tous les voyants sont au rouge. N’est-il pas urgent de changer de cap?
Anne Challandes: Le changement est déjà en route. L’agriculture sert à nourrir la population. La FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, définit l’agriculture durable comme répondant aux besoins des générations actuelles et futures. Pour garantir une production alimentaire dans un volume suffisant, elle n’exclut pas l’utilisation de produits organiques et inorganiques. Dans ce cas, ils ne sont utilisés en Suisse qu’en dernier recours et selon des règles strictes.
Les autres activités humaines ont aussi un impact sur la nature. L’agriculture n’a pas attendu pour agir. Elle a déjà progressé et poursuit sur cette voie. Le Parlement a adopté en mars la Loi pesticides la plus sévère d’Europe (Initiative parlementaire 19.475 «Réduire le risque de l’utilisation des pesticides»). Elle s’appliquera dès 2023 avec l’objectif ambitieux de réduire les risques des pesticides de moitié en six ans.
L’agriculture aurait dix ans pour trouver des solutions et se réformer: n’est-ce pas suffisant?
AC: Les solutions alternatives n’existent pas encore pour toutes les cultures, toutes les maladies ou tous les ravageurs. Dix ans, c’est bien plus court que le temps nécessaire à la recherche pour trouver, développer et mettre en application des variétés résistantes ou des moyens de lutte efficaces. Avec les méthodes de sélection admises en Suisse (moratoire sur le génie génétique), la recherche a besoin de temps pour aboutir à un résultat efficace.
Une interdiction va beaucoup trop loin. Le trafic des personnes, des marchandises et le réchauffement climatique rendent plausible l’apparition d’une maladie ou d’un ravageur inconnu qui peut anéantir une production. L’initiative nous prive d’une possibilité de mettre au point rapidement un traitement efficace. L’interdiction des biocides pose problème pour la sécurité des aliments (transport, stockage).
Sachant que les produits importés devraient satisfaire aux mêmes normes que les produits suisses, en quoi l’initiative met-elle en péril l’agriculture suisse?
AC: Cette exigence est contraire aux règles de l’Organisation mondiale du commerce. Vouloir mettre en place de telles réglementations dans tous les pays concernés, assurer un niveau équivalent au niveau exigé en Suisse et un contrôle crédible, c’est irréaliste. L’importation d’huile de palme, par exemple, démontre la difficulté de garantir une production et une certification crédibles et sûres. L’initiative entraînerait une forte diminution, voire une disparition des productions délicates comme le colza, que l’huile de palme risque justement de remplacer. La baisse de production en Suisse et les difficultés d’approvisionnement réduiraient la sécurité alimentaire et le choix des consommateurs. Le durcissement des conditions de production ferait augmenter les prix et causerait la perte d’emplois en aval de l’agriculture jusqu’à 160 000 postes.
Les consommateurs veulent des aliments sains produits dans le respect de l’environnement: pourquoi ne pas saisir l’occasion de répondre à cette demande?
AC: Les denrées alimentaires suisses sont saines et durables, produites selon les normes de l’agriculture raisonnée ou dans le cadre de labels spécifiques. Les consomm’acteurs ont déjà le choix d’acheter des produits bio ou labellisés. Les parts de marché du bio sont actuellement de 10,8%. La marge de progression est énorme. L’agriculture est prête à répondre à une demande supplémentaire. L’initiative entraînerait une baisse de la production et une augmentation des importations, donc un impact environnemental plus grand et délocalisé à l’étranger. L’initiative n’offre aucune garantie quant aux conditions sociales et économiques dans les pays producteurs. De telles conséquences vont à l’encontre de l’éthique, de la durabilité et de notre responsabilité. Les denrées produites localement sont la meilleure garantie de durabilité.
Sachant que produire en bio coûte plus cher et que les rendements sont moindres qu’en agriculture conventionnelle, peut-on garantir que l’initiative ne fera pas exploser les prix de l’alimentation?
Matthieu Glauser: Il est vrai que produire de manière biologique coûte plus cher, et les agriculteurs doivent être rémunérés pour ce travail. Mais le prix à la production n’est pas forcément le facteur le plus important dans l’élaboration du prix des produits pour le consommateur. Les marges actuelles des grands distributeurs sont exagérées et elles rendent les produits bio trop chers. Si l’initiative passe, les distributeurs devront faire un effort. Et si les prix de l’alimentation augmentent un peu, les coûts de la santé et de la réparation des atteintes à l’environnement pourraient, eux, diminuer de manière sensible. Par exemple, si le prix du sucre augmente, les gens en consommeraient moins, les industriels en rajouteraient moins dans les produits finis et on aurait un effet positif sur la santé.
Avec des rendements de 20% inférieurs en moyenne, ne va-t-on pas moins produire en Suisse et importer davantage?
MG: A court terme, c’est possible. Mais l’initiative laisse dix ans pour trouver des solutions et adapter notre mode de consommation. Si tous les acteurs de la filière alimentaire cherchent des solutions contre le gaspillage, par exemple, une partie de la diminution de production sera compensée. L’évolution de la production biologique ces dernières années nous montre aussi que des techniques innovantes permettent de produire plus que par le passé et sont plus résilientes face au changement climatique. Pour les importations, les denrées seront produites selon les mêmes exigences que les nôtres, donc nous favorisons aussi une production plus durable à l’étranger, c’est déjà le cas actuellement avec le label Bio Suisse, les produits importés respectent notre cahier des charges.
Est-ce réaliste de supprimer les pesticides d’ici à dix ans dans toutes les cultures, y compris par exemple dans l’arboriculture?
MG: Les producteurs biologiques le prouvent, il est possible de se passer de produits de synthèse dans l’arboriculture, mais ça ne veut pas dire ne plus rien faire pour protéger les plantes. Un suivi est nécessaire pour garantir la qualité des produits, et nous utilisons des substances naturelles, mais qui peuvent parfois être problématiques sur le long terme, comme le cuivre. Mais si tout le monde cherche des solutions alternatives durant cette décennie, nous aurons plus de chances d’en trouver qu’à l’heure actuelle où nous sommes environ 16% à chercher. La sélection de variétés résistantes doit être plus soutenue, c’est une des clés de la réussite. Le consommateur doit accepter que des pommes ou des carottes aient des défauts visuels qui ne changent pas le goût. Et sensibiliser les enfants dès leur jeune âge!
N’y a-t-il pas un risque de voir les agriculteurs jeter l’éponge?
MG: C’est un métier de passionnés. Et à force d’être montrés du doigt et d’avoir des contraintes toujours plus difficiles, certains pourraient être découragés. Mais d’un autre côté, c’est un défi passionnant à relever pour la nouvelle génération de paysans qui arrive. Les enjeux d’une agriculture écologique et responsable sont énormes et les attentes des citoyens aussi. Nous devons produire des aliments de qualité avec des moyens restreints et un climat qui fait le yoyo. Pour moi, la réponse à ces défis passe par une évolution de la société entière et une part plus grande de personnes travaillant dans l’agriculture, ce ne sont pas 2% de la population qui vont arriver à tout résoudre, mais plutôt 35-40%, pas forcément tous pleinement, mais ce retour à la terre est essentiel pour y arriver.