31.10.2023, Propos recueillis par Laurence Julliard / Photos: Jean-Luc Barmaverain
Le système alimentaire montre ses limites. Chaque acteur de la chaîne a des responsabilités à prendre. Le rôle de l’État et du législateur est aussi important pour éviter les tentatives de greenwashing.
Jérémie Forney est professeur à l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel. Il codirige le CEDD-Agro-Eco-Clim, un centre de compétence pour le développement de systèmes agroécologiques durables dans l’Arc jurassien. Conférencier de l’Assemblée générale de la FRC ce printemps, il a participé à deux rencontres d’importance sur les réflexions à mener pour un système alimentaire durable cet automne.
Vous êtes anthropologue de l’environnement. Que signifie «consommation éclairée et durable»? Dans la pensée dominante, notre rôle en tant qu’individu est en grande partie de consommer: plus, mieux, etc. Bien entendu, il est essentiel d’évoluer vers des modèles durables. Mais je vois deux grandes limites à la survalorisation de la consommation durable. Elle repose d’abord sur la croyance qu’un consommateur éclairé aura des comportements durables et que la priorité est donc l’information. Or l’opacité et la complexité des systèmes de production rendent l’exercice très difficile et diluent notre sentiment de responsabilité. Plus fondamentalement, se concentrer sur cette notion déresponsabilise les autres acteurs de l’économie et du politique, certains très puissants, qui participent à produire des situations non durables, desquelles nous sommes captifs.
À notre assemblée, vous disiez que l’alimentation était en chute libre. Sur quoi vous basiez-vous? La diminution historique de la part de revenus des ménages consacrée à l’alimentation est un fait bien documenté pour le XXe siècle, notamment dans les rapports de l’Office fédéral de la statistique.
Vous affirmiez aussi que nous sommes à un tournant, que nous devons nous réinventer… Nos systèmes alimentaires se sont construits sur des principes qui montrent leurs limites: rupture des cycles naturels, dépendance aux énergies fossiles, denrées bon marché, concentration du pouvoir aux mains d’acteurs économiques, hyper-contrôle des producteurs, etc. La difficulté à trouver le modèle pour la prochaine politique agricole peut être vue comme un reflet de ces limites.
«Réintroduire le vrai coût des denrées sans augmenter les inégalités, un objectif politique fondamental.»
À quels défis le monde paysan est-il soumis? Il s’agit de concilier des attentes partiellement contradictoires: libéralisme et croissance économique d’une part, diminution de la pression environnementale de l’autre. Les pistes à suivre sont rendues encore plus incertaines dans un contexte de changements climatiques.
A-t-il les moyens de répondre à la demande pour nourrir le plus grand monde? Il s’agit de désagricoliser la question. C’est le système entier qui arrive à ses limites, les agriculteurs en sont des acteurs importants, mais ils n’ont pas le pouvoir pour le changer seuls.
Quel rôle les consommateurs jouent-ils dans l’équation? Se convaincre et convaincre les agriculteurs que leurs intérêts communs sont aujourd’hui plus importants que ce qui les oppose.
Il est souvent question de faciliter le lien entre producteurs et population. Et les distributeurs? Leur responsabilité est engagée. Oui, il s’agit bien de cette concentration du pouvoir déjà évoquée. Il doit être associé à une responsabilité proportionnelle. Mais cela ne se fera que si des contre-pouvoirs significatifs se font, notamment par alliance entre acteurs moins puissants. Le rôle de l’État et du législateur est aussi important pour rendre effective la prise de responsabilité au-delà du greenwashing.
Comment agir plus rapidement et plus concrètement? Le sentiment d’urgence est réel, mais il est aussi urgent de prendre le temps pour le changement. Les solutions les plus rapides et efficaces à court terme ont de forts risques de reproduire les mécanismes qui ont engendré la situation actuelle.
Durant le Covid, les gens se sont rués sur les circuits courts, (re)découvrant les produits bruts et artisanaux, ont cuisiné. Tout cela semble si loin! Comme si notre capacité commune à agir différemment ne pouvait pas tenir sur la longueur… C’est une belle illustration de la dimension systémique de l’alimentation. À ce moment-là, toute la société a changé de rythme. Nous avions du temps et moins d’autres dépenses. Le contexte a permis de réaliser un désir de changer de consommation. Mais les pressions ont repris et poussé les gens vers leur mode de fonctionnement habituel. Pour moi, le problème n’est pas dans la tête des gens, mais dans ce que leur contexte de vie encourage.
La question du pouvoir d’achat est centrale: comment concilier durabilité et accès à des aliments sains à toute la population? Par exemple, que le bio ne devienne pas un produit de luxe… C’est un vrai défi, bien au-delà du bio. Notre modèle n’est pas durable, notamment parce qu’il a externalisé les coûts sociaux et environnementaux. Cela a rendu l’alimentation accessible à tous, du moins dans des pays comme le nôtre. Réintroduire le vrai coût des denrées sans augmenter les inégalités doit être un objectif politique fondamental.
Vous avez pris part au Sommet suisse sur le système alimentaire. Deux rapports avec des recommandations émanant de scientifiques et de l’Assemblée citoyenne ont été remis à Guy Parmelin. L’action sera-t-elle suivie d’effets? Ce sommet ne va pas tout changer par magie. En revanche, il introduit de nouveaux éléments dans les débats, il diversifie les points de vue et les expertises mobilisées par le politique. Malgré les divergences sur ses propositions, il contribue à un changement plus profond.
Des acteurs de premier plan en matière de développement économique, écologique et social des filières agroalimentaires se sont réunis à Courtemelon (JU). Qu’en retenir? L’alimentation n’est pas qu’une question de nutrition, d’économie ou d’environnement. Elle est constitutive de nos rapports sociaux et du sens que nous mettons dans nos vies. Les produits du terroir ne sont pas parfaits, mais ils nous rappellent cette dimension importante où l’aliment devient un symbole qui nous rassemble, aussi peut-être dans la quête de plus de durabilité.
Qu’apportent les sciences sociales, et le CEDD en particulier, dans la réflexion? De meilleures compréhensions de ce qui produit nos comportements, une critique des rapports de pouvoir, une pensée complexe… Pour le CEDD, il y a en plus une dimension appliquée pour être à la fois à l’écoute des milieux agricoles et attentif aux questions de société.