30.3.2022, Joanna Moreno Michels, Almeria / Les employés d'Eurosol manifestent. Photos: Joanna Moreno Michels
Mise à jour le 05.04.2022
Eurosol, fournisseur espagnol de Migros et important producteur de poivrons, tomates et aubergines bafoue les droits élémentaires de ses travailleurs. De son côté, Migros a certes mandaté un audit mais rien ne bouge malgré le dépôt de nouvelles plaintes auprès des tribunaux. Rejoignant l’appel du syndicat paysan Uniterre et d’autres ONG européennes, la FRC demande au géant orange de prendre des mesures concrètes.
Situé en Andalousie à Almeria, Eurosol cultive depuis 1999 220 hectares où poussent concombres, poivrons, aubergines, tomates et melons. Chaque année, ce producteur récolte des tonnes de fruits et légumes destinés à l’export. Ses partenaires se nomment notamment Migros en Suisse, Lidl en Allemagne et Albert Heinj aux Pays-Bas, tous des poids lourds de la distribution. Sur son site, Eurosol se donne comme mission de produire de la «nourriture saine, sûre et durable, aussi bien sur le plan de l’environnement que social». Pour ce faire, l’entreprise est labellisée Global GAP/GRASP, un label créé pour garantir de bonnes pratiques sur des questions comme l’hygiène, la sécurité au travail et le bien-être de la main d’œuvre.
Pourtant, la politique et les pratiques de l’entreprise au sein de son centre de travail Matias de Nijar sont assez éloignées de cette image idéale. Les témoignages sur place sont loin d’être rassurants.
Licenciements abusifs et mises à pied en série
«Un jour j’avais mal au ventre, j’ai demandé la permission d’aller aux toilettes. Le responsable du personnel m’a clairement refusé le droit d’y aller raconte Lilia*. Comme je ne pouvais plus me retenir, j’y ai couru malgré tout». Malgré plus de 10 ans d’ancienneté, Lilia vient d’être licenciée d’Eurosol sous prétexte qu’elle a été vue un jour sans masque de protection anti-Covid et qu’elle s’est refusée à signer un bon de remise d’uniforme. «Je ne sais pas quand ils ont pu constater cela. Je porte toujours mon masque, d’ailleurs personne n’est venu me faire la remarque! Quant au bon de remise, j’ai demandé à de nombreuses reprises que l’on me le transmette, mais la direction a toujours fait la sourde oreille.»
Par ailleurs, Lilia déplore l’absence de trousse de premiers secours dans les serres «Je me suis coupée avec un ciseau en taillant les plants de tomates, je suis allée demander un pansement au manager général, qui m’a répondu qu’il n’était pas là pour ça, et que je devais aller chercher le responsable du personnel.» Or, ses bureaux sont situés à plusieurs kilomètres de distance. «J’ai fini par enrouler un masque anti-Covid usagé autour de mon doigt pour tenter d’arrêter l’hémorragie», explique-t-elle.
Lilia accuse Eurosol de licenciement abusif. Comme d’autres travailleurs qui ont subi des mises à pied, intimidations et discriminations depuis plusieurs mois, elle est membre du Syndicat andalou des Travailleurs (SAT), qui accompagne depuis 2017 les salariés dans leur lutte pour faire appliquer le Code du travail et la convention collective du secteur au sein du groupe.
Une condamnation aux Prud’hommes l’an dernier
La société espagnole est en effet tristement connue pour ses manquements répétés à la législation du travail. Ainsi, en août 2021, une sentence du Tribunal des prud’hommes de la province a donné raison aux délégués et syndiqués du SAT, en reconnaissant aux salariés le droit aux congés payés ainsi qu’une pause de 20 minutes rémunérée. Ces droits, pourtant reconnus dans la législation du travail en Espagne, n’étaient pas appliqués par Eurosol.
Mais la situation ne s’améliore visiblement pas selon le syndicat: depuis l’automne dernier, 19 employés, la plupart avec de nombreuses années d’ancienneté dans l’entreprise, ont été licenciés et d’autres éléments prouvent que le droit du travail est bafoué concernant les heures supplémentaires non rémunérées, les pauses non payées ainsi que des manquements en matière de sécurité et santé au travail…
Un comité d’entreprise trop proche de la direction
Dès le printemps 2021, la société a procédé à un changement complet du personnel. Alors que de nombreux employés membres du SAT et du Comité d’entreprise ont été licenciés, la direction d’Eurosol a recruté de la main d’œuvre originaire du Mali. Une grande partie de ces personnes maîtrisent mal ou pas l’espagnol. Selon les témoignages, ces nouveaux travailleurs, sous le joug de leur leader – un compatriote chargé de transmettre les instructions de la direction et du manager général du groupe – ont été utilisés pour modifier complètement la composition du Comité d’entreprise. Une démarche qui a pour but selon le SAT d’affaiblir la représentation légale des travailleurs.
Depuis l’élection du nouveau comité en février, la répression ne s’arrête pourtant pas. «Les événements auxquels les travailleurs d’Eurosol sont confrontés pourraient illustrer une anthologie de l’histoire de la répression syndicale, s’exclame José Garcia Cueva, porte-parole du syndicat. Il est intéressant de voir la composition du Comité d’entreprise actuel. Lors des réunions, les membres arrivent dans la même voiture que la directrice générale! Ces travailleurs maliens ont été recrutés dans des zones de la province où l’on rémunère le personnel entre 32 et 38 euros la journée. Alors quand ils découvrent qu’ici, ils ont droit à un bus pour les ramener chez eux, au salaire minimum et à un uniforme de travail, il est compréhensible qu’ils n’osent pas s’opposer à la direction. Et pourtant, ironiquement, il s’agit d’acquis gagnés grâce aux travailleurs qui ont été évincés.»
Des travailleurs ukrainiens interdits de joindre leur famille
À Almeria, des voix s’élèvent également contre le double discours tenu par la société espagnole par rapport à la guerre en Ukraine. Ainsi, Hanna*, employée depuis plus de 15 ans chez Eurosol, fait partie des nombreux Ukrainiens engagés au sein de l’entreprise. «Lorsque l’invasion russe a débuté, nous avons demandé avec une collègue si nous pouvions garder nos téléphones portables sur nous pendant la journée de travail, notamment pour que nos familles sur place puissent nous joindre.» La mère de Hanna mais aussi sa sœur, le mari de celle-ci et ses enfants vivent à 13 km de la frontière russe, «une ville sous les bombes. Le soir, ils sont obligés de se cacher dans le sous-sol de leur appartement», explique-t-elle. «Nous avons reçu un refus catégorique de la part de la direction». Elle regrette l’hypocrisie de l’entreprise. «D’un côté, la direction s’affiche dans les médias avec un don de 2000 euros à la Croix-Rouge en faveur des victimes de l’invasion russe en Ukraine, et de l’autre, elle nous interdit de pouvoir communiquer avec nos familles.» Même si elle travaille toujours pour le groupe, Hanna se fait peu d’illusions: «La direction veut en finir avec nous. Son objectif est de licencier tous ceux qui luttent pour la reconnaissance des droits des travailleurs.» C’est le cas de Pavlo, Ukrainien lui aussi, licencié début mars: «Ma mère, ma sœur et mes neveux habitent la ville de Ivano-Frankivsk, où l’aéroport a été bombardé. Cet emploi me permettait de soutenir ma famille. Maintenant que je l’ai perdu, comment vais-je faire? C’est maintenant plus que jamais qu’elle a besoin d’aide!»
Lire aussi: la fraise à Huelva
Le conflit rebondit chez Migros
Devant la situation, le syndicat agricole suisse Uniterre a interpellé l’an dernier Migros, qui s’approvisionne chez Eurosol. Suite à cette pression, le détaillant a commandé un audit auprès d’un organisme de contrôle. «Le cas de Eurosol démontre que la grande distribution contrôle trop souvent mal, voire pas du tout, les développements dans sa chaîne d’approvisionnement», explique Mathias Stalder, de Uniterre. Ce dernier est également critique envers «les soi-disant audits sociaux, souvent biaisés, qui ne reflètent pas toujours la vérité, surtout lors de conflits». En effet, si un audit a bien eu lieu en automne dernier, le syndicat déplore que les résultats communiqués par Migros en janvier «ignorent totalement le contexte et l’histoire des conflits chez Eurosol et ne correspondent pas à la situation.»
Sur cette lancée, Uniterre, en collaboration des ONG européennes, a dénoncé début mars les lacunes du rapport, le laxisme de l’organisme de contrôle et demandé à Migros d’agir en urgence. «Nous exigeons que la répression contre les travailleurs syndiqués cesse, ainsi que la réadmission des employés licenciés.»
À Almeria, silence radio sur le sujet, aucun média ne traite de ce conflit social. On ne touche pas à un secteur qui est traité comme le veau d’or de la région.
*Noms connus de la rédaction
Mise à jour: Suite à la publication de ce reportage, Migros a insisté sur le fait que «les violations des conditions de travail, que ce soit en Suisse ou dans le monde, sont inacceptables». Par ailleurs, mercredi 30 mars, Eurosol a assuré à son client «vouloir prendre des mesures pour désamorcer le conflit.» «Migros a insisté que son fournisseur fasse des efforts supplémentaires», explique son porte-parole, qui affirme rester en contact permanent avec les parties impliquées. Les syndicats, sur place et en Suisse, ainsi que la FRC continuent de suivre le dossier et ses avancées.