1.5.2018, Lionel Cretegny et Sandra Imsand / Photos: Jean-Luc Barmaverain
Cette plante grasse est largement utilisée dans les cosmétiques et l’alimentation, mais peut aussi être la cause de graves problèmes de santé.
En 2013, une onde de choc fait trembler la branche des produits naturels. L’Aloe vera, jusque-là présenté comme une plante miracle bonne à tout faire, est classé par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) comme produit cancérogène possible pour l’être humain. En cause, des études menées sur des populations de rats des deux sexes auxquels on a fait boire de l’eau contenant des extraits de feuilles entières d’Aloe vera. Les chercheurs ont observé des incidences accrues d’une forme de cancer du gros intestin, maladie pourtant rare chez ces rongeurs. Selon leurs conclusions, l’aloïne présente dans le suc de la plante est transformée par les bactéries du tube digestif du rat, puis oxydée. Le résultat est génotoxique et pourrait être responsable des tumeurs trouvées chez le rat, et potentiellement chez l’homme.
En réaction à ces travaux, plusieurs organisations, collectivités, Etats ont pris des mesures. La Californie a par exemple mis l’Aloe vera sur la liste «Prop 65», obligeant ainsi les fabricants à écrire noir sur blanc sur les produits qui en contiennent qu’une substance potentiellement cancérogène entre dans leur composition.
Un business florissant
Ces mesures auraient pu sonner le glas de l’industrie de l’Aloe vera, ou du moins lui donner un sérieux coup de frein. Il n’en a rien été: ce business ne s’est jamais mieux porté et a connu une croissance de 11% par an depuis 2009. Les prévisions jusqu’en 2022 sont toutes aussi radieuses, selon Imarc, spécialiste d’études de marché.
Aujourd’hui, en effet, difficile de passer à côté de cette vogue. L’Aloe vera entre dans les cosmétiques, dans la médecine naturelle et dans l’alimentation car on lui prête des vertus calmantes, cicatrisantes et digestives. Ce n’est pas pour autant que l’on sait avec précision ce que contiennent vraiment ces produits (lire ci-dessous).
Dans la feuille, deux substances fort distinctes
Le noeud du problème? Pour le comprendre, il faut se pencher sur la constitution de la feuille. La sève (appelée aussi suc ou latex) se trouve directement sous la cuticule externe. Elle se présente sous forme d’un liquide jaunâtre, poisseux, au goût amer et abrite la coupable, l’aloïne, substance extrêmement irritante pour la peau et les intestins. C’est elle qui a été pointée du doigt par les recherches menées sur les rats. Le gel, qui a acquis une réputation de panacée, lui, se loge en profondeur, au coeur de la feuille.
Suc et gel: bien faire la différence
La distinction entre suc et gel est floue pour le grand public. En revanche, les spécialistes font bien la différence. «L’effet irritant de la sève est connu de la profession médicale et des botanistes depuis longtemps, explique Julie Di Lucca, cheffe de clinique au Service de dermatologie et vénérologie au CHUV, à Lausanne. On utilise ce jus jaune pour ses effets laxatifs et aussi pour son amertume dans les vernis à ongles destinés à lutter contre l’onychophagie (manie de se ronger les ongles, ndlr).» La dermatologue a aussi été confrontée à des cas de dermatoses dues à l’Aloe vera. «Des jardiniers non expérimentés ou mal informés avaient coupé des feuilles sans gants, exposant ainsi leurs mains à la sève. Ils souffraient d’irritations cutanées.» L’affection se présente comme une rougeur douloureuse de la peau, voire une brûlure, qui se déclare dans les jours suivant le contact. Selon l’exposition, un seul contact peut suffire.
Kurt Hostettmann, professeur honoraire de pharmacie aux Universités de Genève et de Lausanne et auteur d’une trentaine de livres sur les plantes, rappelle que l’utilisation de l’Aloe vera était déjà consignée dans le papyrus Ebers de 1550 avant Jésus Christ comme faisant partie des 700 substances médicales utilisées par les Egyptiens. Pour l’expert, le regain d’intérêt pour la plante s’explique aisément: «Le grand public se tourne vers la nature, par peur du chimique et besoin de se rassurer.» Chaque nouveau scandale amplifie l’engouement.
Mais le spécialiste le souligne aussi: oui, le gel a bel et bien des propriétés intéressantes pour la peau grâce aux substances qu’il contient, comme les polysaccharides ou l’acide salicylique, mais les bienfaits d’une consommation interne sont à prendre avec des pincettes: «Il s’agit d’un effet de marketing exagéré.» A titre d’exemples, Kurt Hostettmann a trouvé dans le commerce plusieurs produits étranges, comme un string à utilisation unique ou une lame de rasoir imbibée d’Aloe vera. «Aucune étude ne démontre des effets bénéfiques pour de telles utilisations.» On est face à des articles farfelus inventés par des fabricants désireux de surfer sur une mode.
«Le problème est plus profond car les gens ne distinguent pas le gel du suc, qui est la cause de tous les ennuis, martèle l’expert en pharmacie. Pour garantir une méthode d’extraction du gel qui soit sûre du point de vue sanitaire, il ne faut ni racler les bords ni presser la feuille. Cette minutie est impérative pour éviter que l’aloïne, une anthraquinone, ne contamine la part bénéfique de l’Aloe vera.» Preuve que la méthode n’est pas sans risque, une marque de yogourt a justement mandaté Kurt Hostettmann pour qu’il en analyse le gel et y décèle d’éventuelles traces d’anthraquinone. Les examens ont démontré la pureté du produit, mais est-ce toujours le cas? L’expert en pharmacie en est persuadé: énormément de produits disponibles sur le marché contiennent des traces de suc indésirable. «Il y a tant d’articles, tant de gens qui l’utilisent à tout-va pour suivre la tendance qu’il est presque impossible de garantir l’absence de contamination. » Par gain de temps et de rentabilité, il est à craindre que des sociétés peu scrupuleuses favorisent une extraction rapide pour livrer un marché toujours plus avide, quitte à négliger certaines précautions. Pas de quoi rassurer le consommateur! Aussi, en cas de doute, d’apparition de rougeurs, en particulier là où la peau est fine et sur les muqueuses, il faut arrêter immédiatement l’emploi du cosmétique et consulter un médecin.
Pour sa part, la dermatologue Julie Di Lucca déconseille fortement la pratique du Do it yourself pour obtenir du gel d’Aloe vera directement de la plante et réaliser ses préparations maison (lire encadré ci-dessous): «Il est très difficile d’effectuer une extraction pure en évitant le jus jaune irritant. Dermatologiquement parlant, ce n’est pas du tout sécuritaire.» La dermatologue recommande aussi de toujours porter des gants en manipulant la plante.
Gare aux effets indésirables!
Le gel d’Aloe vera est aussi vanté pour d’autres vertus, notamment en soutien à un traitement contre certains cancers. Aussi, la Fondation pour le cancer en Belgique a édité un guide d’informations en ligne sur les compléments les plus fréquemment utilisés, afin de démêler le vrai du faux et de présenter avantages et inconvénients. L’Aloe vera y figure en bonne place. Le site précise qu’il n’est de loin pas le produit miracle vanté par certains (lire ci-dessous) et que la plante peut se montrer dangereuse dans bien des circonstances. En effet, il est déconseillé de l’utiliser par voie orale en tant que laxatif, ce d’autant plus durant une grossesse puisqu’elle a des effets abortifs. Et les injections sont à proscrire. En cause leurs effets secondaires. En outre, l’Aloe vera peut interagir avec certains médicaments qui traitent les troubles cardiaques, avec des stéroïdes et des diurétiques. Le guide recommande enfin d’interrompre toute consommation d’Aloe vera avant une opération chirurgicale pour limiter les risques d’hémorragie. Autant de restrictions qui font froid dans le dos et devraient calmer les ardeurs des défenseurs de l’Aloe vera à tout crin.
Alors, faut-il y voir une plante miracle ou malfaisante? Ni l’une ni l’autre. La vérité se situe entre ces deux extrêmes. Il suffit de faire preuve de retenue et d’appliquer le principe de précaution.