28.6.2021, Sandra Imsand / Photo: shutterstock.com
Etablissement créé de toutes pièces pour la livraison à domicile, le ghost ou dark kitchen a profité de la crise sanitaire. En Suisse romande, la percée est plutôt timide.
S’il est un secteur qui a tiré son épingle du jeu en 2020, c’est celui de la livraison de repas à domicile. L’an dernier, les Suisses ont beaucoup commandé sur internet et les restaurateurs ont dû mettre en place des solutions pour faire tourner les cuisines. Leader sur le marché suisse, Eat.ch a accueilli 1400 nouvelles enseignes au cours de l’année. Du côté de Uber Eats, le panier d’achat moyen a augmenté d’environ 15% au printemps 2020.
La tendance est partie pour s’installer durablement: selon des estimations en France, la livraison à domicile pourrait représenter près de 20% du chiffre d’affaires de la restauration en 2024. Même si le marché suisse diffère de celui de l’Hexagone, des signes laissent présager une évolution similaire. Les applications de livraison à domicile ont fait partie des plus téléchargées en 2020.
De plus, selon l’institut de sondage GfK, seul un tiers des moins de 39 ans cuisine tous les jours.
Dans le sillage des explosions de plates-formes de livraison et de l’offre devenue pléthorique, une nouvelle mode arrivée tout droit des Etats-Unis interpelle les experts. Celle des ghost (ou dark) kitchens. Il s’agit de restaurants qui n’ont ni salle à manger ni devanture physique et qui se consacrent uniquement à la livraison à domicile.
Tendance balbutiante
Le concept est très populaire depuis une dizaine d’années aux Etats-Unis. Il est né du constat que la demande de livraison de repas grandissait dans des quartiers où il n’existait pas ou peu de restaurants. Or, comme l’explique Sandrine Doppler, «c’est le dernier kilomètre qui coûte extrêmement cher». L’experte en transition et innovation alimentaires, active à Paris et à Genève, constate que la pandémie a favorisé la création de nombreuses dark kitchens en France. De grands chefs, à l’arrêt forcé avec la fermeture de leurs tables, ont même élaboré des recettes spécifiques pour ces établissements d’un genre nouveau.
En Suisse, pourtant, la tendance est balbutiante. La plateforme Uber Eats recense environ 70 dark kitchens. Le concept a plusieurs avantages selon le géant américain: optimiser l’espace dédié à la préparation des mets, tester de nouvelles recettes ou types de cuisines pour lesquels l’offre manque, attirer de nouveaux clients. Mais aussi créer un laboratoire dédié à la livraison qui permettra de produire différents types de cuisines depuis le même endroit et développer la sélection proposée aux utilisateurs dans une même zone de livraison. «Ces établissements sans devanture nécessitent un minimum d’investissement», explique le porte-parole. En effet, Pascal Perriot, conseiller en transformation digitale dans la restauration, estime que la mise financière de départ est cinq à six fois moins élevée que pour un restaurant traditionnel.
Eat.ch est plus frileux. Ceci s’explique notamment par une question de vocabulaire, ou de définition du concept. «Beaucoup de nos partenaires sont des restaurants spécialisés dans les repas à l’emporter. Ils n’ont ni places assises ni employés dédiés au service. Ils peuvent donc être considérés de facto comme des dark kitchens», justifie sa représentante Séverine Goetz. Mais pour des questions de «transparence envers les clients», la plate-forme n’accepte pas de restaurants qui n’ont pas de devanture et qui se consacrent uniquement au service de livraison ainsi que les établissements virtuels, où une seule cuisine permet la préparation de plusieurs concepts. «Nous estimons qu’il s’agit de concurrence déloyale pour les restaurants traditionnels.» Uber Eats dit au contraire que le concept de restaurants virtuels «permet aux professionnels de gagner en visibilité et de doper la diversification du secteur de la restauration et de la livraison à travers toute la Suisse». L’application a par ailleurs constaté que les restaurants multimarques ont doublé l’an dernier.
Privés peu ou mal formés
Barbara Pfenniger, spécialiste Alimentation à la FRC, appelle tout de même à la vigilance: les dark kitchens peuvent passer sous le radar des services d’inspection. «Lorsqu’un établissement ouvre, il est rapidement contrôlé par un chimiste cantonal. Le service effectue diverses vérifications concernant notamment l’hygiène, la marchandise, les dates limites, les températures, le stockage. Or les cuisines tenues par des privés ne sont pas forcément au fait de tous ces éléments.» Autre considération avec les allergènes, cette fois, qui doivent impérativement être indiqués. «Un entrepreneur qui n’est pas dûment formé au métier peut oublier d’identifier des agents allergènes, comme la moutarde, le céleri ou le sésame. Et les conséquences peuvent être gravissimes pour le consommateur.»
La réouverture des restaurants va-t-elle affecter la tendance montante des «cuisines fantômes»? Pascal Perriot n’y croit pas, le système de livraison étant incompatible avec la gestion traditionnelle d’un restaurant. «Consommer sur place tout en subissant des livreurs qui entrent et sortent constamment de la salle, ce n’est pas envisageable.» De plus, l’activité de livraison nécessite une carte différente et pensée spécifiquement en termes de produits. Enfin, les horaires sont intenables dans la mesure où le pic des commandes en ligne se situe entre 18 h 30 et 20 h 30, soit en même temps que le coup de feu de la brigade qui travaille pour la salle. «Les chefs ne peuvent pas tout faire.»
Les établissements qui auront renforcé leur présence sur les plates-formes de livraison devront donc faire un choix. Et cela laisse le champ libre aux dark kitchens. Sandrine Doppler est moins affirmative. La consultante estime que les habitudes des Suisses diffèrent beaucoup de celles de leurs voisins: «Les gens n’ont pas l’habitude de se faire livrer à manger à midi au bureau, par exemple. Ils sont fidèles à leurs lieux, même pour commander un repas à l’emporter, et à leurs magasins. Il faudrait un véritable changement de mentalité pour que le phénomène se développe pleinement en Suisse.»