7.7.2020, Christophe Bruttin / Battlefront II avait mis le feu aux poudres. Images: EA
L’évolution des jeux vidéo laisse craindre une monétisation extrême du domaine au prix de la qualité.
En novembre 2017, la révolte de centaines de milliers de joueurs a poussé l’un des plus grands éditeurs de jeux vidéo au monde, Electronic Arts (EA), à revoir le modèle d’affaires de Battlefront II, son nouveau jeu dans l’univers de Star Wars. L’évènement a été historique à plus d’un titre. Premièrement, en rappelant que la pression collective de consommateurs peut faire plier les plus grands. Deuxièmement, en établissant un raz-de-marée de réactions négatives (plus de 600 000, un record) à une réponse de EA postée sur le réseau social Reddit. Mais surtout, en braquant les projecteurs sur la multiplication des loteries de type loot box, littéralement «boîte à butin», dans les jeux vidéo. Il s’agit de paquets aléatoires d’objets achetés dans un jeu avec l’espoir d’obtenir un élément désiré. Dans le cas de Battlefront II, EA ne faisait qu’appliquer la logique économique bien rodée de son titre phare, FIFA: les adeptes peuvent y constituer leur équipe sur le modèle des Panini depuis plus de dix ans, espérant gagner Ronaldo ou Messi à chaque pochette virtuelle. Cet aspect de FIFA a ramené à lui tout seul la bagatelle d’un milliard et demi de dollars l’an dernier.
EA a informé la FRC qu’aucune donnée du joueur n’influence aujourd’hui le tirage au sort des pochettes dans FIFA.
Les régulateurs s’activent
Les jeux vidéo comportent depuis quelques années de plus en plus d’achats optionnels en cours de partie, les fameuses microtransactions. Cette évolution est évidemment guidée par le profit, avec des conséquences à la fois pour l’intérêt des jeux, le rapport qualité/prix et la manipulation des joueurs. Le scandale des loot boxes a permis un premier coup de frein: de nombreux régulateurs se sont penchés sur la question pour déterminer si l’on était face à un jeu d’argent.
La Belgique a dit stop dès 2018, interdisant la pratique et donnant un signal fort. Les organismes de régulation européens recommande depuis octobre dernier à chaque pays d’établir ses limites en fonction des lois en vigueur sur les paris. Inquiète, la branche a promis d’au moins détailler les chances de gains, une mesure imposée en Chine et désormais requise sur téléphone par Apple et Google. Nintendo a fait de même en mai, Sony l’annonce pour l’automne et la majorité des grands éditeurs sur PC se joignent à la pratique cette année encore.
En Suisse, l’autorité de surveillance estime qu’une loot box est un jeu d’argent lorsque l’avantage pécuniaire peut être acheté ou vendu sur une «plateforme » officielle. Cela exclut donc les éléments vendus au marché noir ou discrètement sur Ebay mais devrait concerner de gros titres comme CS:GO ou DOTA 2. La FRC a écrit à la Commission des loteries et paris pour lui demander des précisions sur sa politique.
Mise à jour: une étude demandée par le Parlement européen recommande de placer la question des loot boxes sous l’angle de la protection des consommateurs en Europe, vu la diversité des lois nationales sur le jeu d’argent.
Données personnelles exploitées
L’évolution la plus inquiétante est l’utilisation des données des joueurs contre eux-mêmes. L’analyse comportementale et le profilage complètent en effet le recours aux petits montants réguliers et aux gains aléatoires pour favoriser l’addiction et optimiser les recettes réalisables auprès de chaque joueur. Une menace mise en avant par un récent rapport du GREA et Addiction Suisse. Pour l’instant, selon le lobby suisse des éditeurs Swiss Interactive Entertainment Association, les jeux «ne déterminent pas le prix, l’offre ou le moment d’une offre aux joueurs sur la base de données concernant la composition psychologique du joueur». On respire, même si ceci ne signifie pas que l’activité de jeu elle-même n’est pas exploitée pour favoriser la dépense. Microsoft s’engage ainsi joliment à ne pas utiliser les informations que les joueurs communiquent «pour réduire leurs chances» face aux loot boxes. Les brevets déposés ces dernières années (lire encadré) sont éloquents sur les risques de manipulation. Tout cela sans mentionner les profils de joueurs créés potentiellement accessibles aux dizaines de partenaires d’un développeur.
Par ses caractéristiques de compétition, l’opacité de ses mécanismes et sa capacité à tout enregistrer, le jeu vidéo représente un univers particulièrement propice à l’analyse du comportement individuel et à son adaptation. Les algorithmes qui permettent d’optimiser le plaisir font logiquement grincer des dents lorsqu’il s’agit d’optimiser le rendement. D’autant que l’intérêt du jeu en pâtit puisque le déclencheur d’achat est souvent lié à une frustration provoquée artificiellement – payer pour avoir une chance de l’emporter ou pour éviter d’attendre ou de répéter incessamment la même tâche. Si les microtransactions sont là pour durer, l’industrie doit trouver rapidement le moyen d’être plus transparente sur ses pratiques, sans qu’il soit nécessaire d’attendre trois ans et un scandale pour réagir.
Correction: ce n’est pas l’Union européenne mais le GREF (Gaming Regulators European Forum), le forum des régulateurs européens, qui recommendait à chaque pays d’établir ses propres limites.
Cet article est paru dans le magazine FRC Mieux choisir sous le titre «Jeux vidéo: le porte-monnaie dicte trop la donne».