6.3.2012, Source: Danwatch – Peter Bensten, Traduction et adaptation: Huma Khamis
Si la protection de l’environnement s’est améliorée dans l’industrie du tannage, les conditions de travail, elles, restent préoccupantes. Maladies et accidents mortels sont encore communs en raison des substances chimiques utilisées pour traiter le cuir.
L’aube se lève dans le petit village de Pattarai, au sud de l’Inde, dans l’Etat du Tamil Nadu. La journée de Ramu commence comme toutes les autres. Réveil à 5 heures du matin, petit déjeuner à base de riz et de lentilles pour marquer le début de sa journée de labeur. Il vit et travaille depuis 32 ans dans cette région qui regroupe 60% des tanneries du pays et nettoie tous les jours des citernes d’eau usées et de boues. Ramu quitte la cabane qui abrite sa femme et ses enfants. Il ne sait pas encore que c’est son dernier jour de travail.
Sa femme, Tamil Asrasi, n’oubliera jamais ce vendredi maudit, une année et demi plus tôt, quand sa vie s’est écroulée: «Je travaillais comme d’habitude à l’usine de chaussures. Ce jour-là on m’a téléphoné. C’était terrible, il m’ont parlé de l’accident». Les larmes coulent silencieusement le long de ses joues. Subraminayan, 57 ans, collègue de son époux à la tannerie Jillani se souvient également: «On enlevait la boue du fond de la citerne à déchets. Chacun de nous descendait à tour de rôle avec un sceau. Quand mon collègue Sooriyamoorthy n’est pas remonté, Senrayan est descendu voir. Il n’est pas remonté non plus. Alors Ramu est descendu. Et deux autres encore. Ils sont tous morts». Subraminayan, lui, a pu remonter précipitamment, mais il perdra la vue peu après.
Ramu et quatre de ses collègues sont morts asphyxiés par des gaz toxiques émanant de la citerne. Suite à cet accident, 200 travailleurs et leurs familles ont manifesté sur la route principale de Vaniyambadi pour demander une indemnisation suffisante et prévenir les drames similaires. En vain. En juillet 2011, la tragédie se reproduit dans la ville de Dindigul, plus au sud. Là-bas, ce sont 45 tanneries qui ont été bloquées tandis que 2500 travailleurs ont pris la rue d’assaut pour protester contre la mort de deux employés.
Des substances chimiques toxiques
Le tannage du cuir est une des industries les plus toxiques. Il requiert principalement du chrome, connu pour être cancérigène, des acides ainsi que des sels de sodium et d’ammonium. En 2005, une étude évaluait à près de 69 000 tonnes de sels de chrome utilisées par an dans pas moins de 1600 tanneries indiennes. Pourtant, il est rare de voir les employés porter des protections adéquates.
La ville de Vaniyambadi est au cœur de l’industrie du cuir et Nehru Road est son artère principale. Là, se concentrent des douzaines de tanneries, les unes à côté des autres, séparées par des murs de briques et d’immenses portes en tôle. Les échoppes débordant de produits chimiques ne sont pas loin. Des remorques en bois délabrées remplies de peaux sont tirées par des bœufs au regard passif qui termineront sans doute eux aussi dans ces mêmes tanneries… De temps en temps, on voit passer un travailleur avec un énorme ballot de cuir chatoyant sur son épaule.
Hamara Leather est une tannerie de taille moyenne sur Nehru Road. Avec 120 employés et une production quotidienne de 6000 peaux, elle fournit du cuir aussi bien à l’exportation qu’au marché local. Lors de la visite guidée avec son directeur, Ahmed Shakeel, la plupart des travailleurs portent des gants et des bottes en plastiques. Certains d’entre eux manipulent néanmoins les produits chimiques à mains nues. «Nous essayons d’améliorer les équipements de sécurité. Tous les employés qui travaillent dans les fosses à chaux et dans les fûts contenant des acides et du chrome doivent porter des gants et des bottes», explique-t-il.
Plus au nord de Vanyambadi, dans le village de Peranampattu, se trouvent de plus petites tanneries, destinées principalement au marché indien. Dans l’entreprise Abdul Hai Tannery, les employés portent gants, tabliers et bottes pour œuvrer dans les fosses à chaux, mais le reste du personnel se balade pieds nus dans les eaux usées contenant des déchets d’acide sulfurique et de chrome, déversées des citernes à même le sol. Ces mêmes employés plongent leurs mains nues dans des sacs de 50 kg de sel de chrome. Aucun ne porte de lunettes de protection. Le responsable, Mohammad Satok*, n’y voit aucun danger: «Les tanneurs n’ont jamais utilisé de gants ou de bottes. Ils n’ont aucun problème de démangeaisons ou de maladie de peau». Des propos qui se veulent bien rassurant… pourtant, dès que l’on interroge les travailleurs loin de leur patron, les langues se délient.
«Les démangeaisons sont insupportables»
Venkatesh, 51 ans, vit à Valayampatti, un village du sud de l’Inde. Toute sa vie il a travaillé dans différentes tanneries en se spécialisant dans l’épilage des peaux, opération qui s’effectue dans des fosses à chaux. Désormais, ses bras sont couverts de taches blanches à cause des produits chimiques qu’il manipule. «Ces quatre dernières années, je n’ai pas pu travailler plus de dix jours par mois. Si j’en fais plus, les démangeaisons recommencent. Et les paroles du docteur ne m’aident pas vraiment… Mais je dois bien faire vivre ma famille.» Il gagne 2 euros par jour passé à la tannerie Saba et finit le mois en achetant ses aliments au magasin d’Etat subventionné destiné aux familles pauvres. «Maintenant, je porte tout le temps des gants… ça n’empêche pas la chaux de rentrer dedans par le haut!»
En plus du manque de matériel, ce sont aussi les pratiques qui ne changent pas. Canan, un voisin de Venkatesh, a perdu un œil en travaillant dans une tannerie. Et bien que les employés y laissent régulièrement leur santé ou la vie, le nettoyage des citernes à déchets et les procédures du tannage se font toujours de la même façon. Plus loin, un autre travailleur montre ses bras couverts de taches de chaux et de cicatrices. Pourtant, la loi est censée protéger les ouvriers: «La législation du Tamil Nadu est explicite: les travailleurs doivent porter gants, masques et bottes. Le problème est que, même si ces équipements sont disponibles, peu d’ouvriers sont réellement formés pour les utiliser correctement», explique Dietrich Keschbull, représentant du BCSI en Inde.
«Les entreprises ne donnent pas la priorité à la protection des travailleurs. Elles engagent les employés sur une base temporaire et les licencient dès les premiers symptômes. De cette manière, il leur est possible de contourner la législation qui les obligerait à payer une compensation pour les maladies dues au travail», relate un responsable syndical du village, qui préfère rester anonyme.
Près de Nehru Road, la clinique du Dr Asokan est pleine. La file d’attente de quinze patients se prolonge jusqu’au garage. «Dans cette queue, il y a six à huit patients de tanneries qui souffrent soit de maladie de la peau, soit d’asthme. Car les produits qu’ils utilisent peuvent aussi provoquer des allergies, des bronchites ou des pneumonies. J’estime à 40% le nombre de travailleurs dans ce milieu qui souffrent de problèmes de santé», commente le médecin. Ses confrères de la région confirment ses dires. Evidemment, aucune statistique officielle ne vient corroborer ces faits. Quant à mener des études sur les travailleurs, des chercheurs locaux, qui préfèrent rester anonymes, admettent avoir dû y renoncer en raison de la pression des industries.
«Les palmiers sont juste là pour faire joli»
Si la protection des travailleurs n’est pas encore d’actualité dans le Tamil Nadu, force est de constater que la conscience environnementale est en phase de développement, quand bien même l’industrie du cuir charrie un lourd passé écologique. Aujourd’hui, les tanneries sont en effet connectées à des usines de traitement des eaux. Du moins, selon le Conseil d’export du cuir, toutes les entreprises devraient l’être. Certaines ont même un équipement de prétraitement des eaux avant de les évacuer vers les stations d’épuration. A titre d’exemple, Hamara Leather a installé des filtres au magnésium afin de recycler le chrome et Farida Prime, le fournisseur des marques Clarks et Timberland a été pionner en la matière, en installant des équipements de traitement il y a 30 ans déjà. Désormais, la pratique est courante et permet de réutiliser les substances chimiques. Dès cette année, il est aussi prévu que les eaux usées soient collectées et utilisées en circuit fermé pour le tannage du cuir. Les frais sont partagés entre les entreprises, et, de son côté, le gouvernement assure le contrôle des eaux.
Pourtant, la région souffre encore des pollutions antérieures à ces stations. Srinivesah, fermier de 60 ans, se souvient du temps où les stations d’épuration n’existaient pas. Près de ses bananiers et de son champ de maïs, il explique que ses plantations ont été contaminées vingt-cinq ans auparavant. «J’utilisais les nappes phréatiques comme tout le monde. Mais après la contamination par le chrome, mes rizières de basmati n’ont plus rien donné, et il n’y a plus de fruits sur mes bananiers. Ils sont là juste pour le paysage.» Srinivesah n’irrigue plus ses champs et seul le maïs peut encore pousser sur ses terres. Il ne sait pas s’il est contaminé mais cela reste sa seule source de nourriture pour les quatre vaches qu’il élève et qui constituent l’entier de sa fortune. D’autres villages près de Vaniyambadi subissent les mêmes maux.
A l’Université agricole du Tamil Nadu, le professeur Mahimairaja étudie depuis longtemps les effets des métaux lourds sur les nappes phréatiques: «Les plantes contaminées ont souvent une production inférieure de plus de la moitié que les autres. Actuellement, 50 000 hectares sévèrement contaminés ont été récencés autour des villages de Vaniyambadi et d’Ambur sur un rayon de 5 à 10 km. Les eaux de surface, comme les plus profondes contiennent jusqu’à 2300 mg/L de chrome dont 90% se présente sous une forme toxique aiguë. Malheureusement, ces teneurs augmentent: nos recherche démontrent que les sols contaminés il y a dix ans, polluent les eaux maintenant».
Et s’il est possible de faire pousser des plantes qui ne souffrent pas des effets du chrome comme l’eucalyptus, certains types de riz, le maïs ou la canne à sucre, l’expert en déconseille toutefois leur consommation. Plus inquiétant, les eaux contaminées ressemblent à n’importe quelle autre eau. En de rares endroits, suite aux pluies, on peut apercevoir cette couleur bleu-verdâtre typique due au chrome. Pour le chercheur, cela est d’autant plus inquiétant que la population locale ne sait pas reconnaitre les eaux polluées des eaux saines.
Les végétaux comme parade au chrome
Les stations d’épurations sont-elles vraiment une solution? Selon le professeur Vijayan Lyer, de l’Université de Chennai, certaines tanneries préfèrent évacuer leurs eaux illégalement pour éviter des frais supplémentaires. Qui plus est, toutes les stations ne sont pas entretenues correctement et l’épuration est incomplète. Même son de cloche, à mots couverts, du côté de l’industrie, tout en admettant que cette pratique est passible de lourdes amendes. Mais certaines tanneries préfèrent prendre ce risque: le recyclage de l’eau coûte environs 1 roupie par litre, ce qui représente, pour les plus petites entreprises, 35 000 roupies par mois, soit l’équivalent de 10 salariés.
Malgré ce bilan catastrophique, des projets pilotes de tannage végétal sans chrome ont vu le jour dans la région de Dindigul. Hélas, ce type de procédé coûte pour l’heure 4 à 5 fois plus que le tannage au chrome.
Autre solution pour soigner les terres, des recherches menées par les Universités locales montrent que les sols peuvent être décontaminés en cultivant par exemple de la moutarde ou des tournesols. En 2012, les scientifiques locaux prévoient ainsi des campagnes de formation pour les paysans qui leur permettra de dépolluer leurs champs ou d’améliorer leurs rendements et favoriser les plantes les plus adaptées à ces conditions hostiles. Pour l’heure, c’est ce maigre espoir que Srinivesah, le fermier, cultive pour lui et sa famille.
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