29.9.2015, Anne Onidi / Photo: Jean-Luc Barmaverain
Pro Infirmis entre en campagne. Il s’agit de sensibiliser l’opinion publique aux réalités du handicap pour favoriser l’«inclusion». Visite guidée dans un grand supermarché.
Le regard est concentré, le front plissé et l’expression interrogative. Pendant ce temps, les mains tournent et retournent un duo de petits pots. Puis les yeux s’illuminent: «ça… c’est du yogourt. Mmmh, oui, oui, du yogourt!» Identifier chaque produit dans un vaste assortiment, c’est l’une des tâches que Raphaël Fridez a apprises au Service de formation à la vie autonome (SFVA), dirigé par Pro Infirmis. A l’issue d’un cursus de trois ans incluant non seulement l’achat de nourriture, mais aussi la cuisine, le ménage et la gestion administrative, cet habitant de Lausanne a ainsi pu quitter l’univers sécurisant du foyer pour celui, semé d’embûches, de l’appartement individuel.
Les logos cardinaux
Ce saut, il l’a accompli il y a bientôt dix ans, et aujourd’hui, c’est avec une grande fierté que le tout juste quadragénaire clame son indépendance. Mais loin d’être acquis, son statut requiert des efforts journaliers et une volonté de fer. Pas de souci de ce côté-là, ce semi-marathonien qui chausse ses souliers de course deux fois par semaine et lors de compétitions populaires, n’en manque pas.
Pour vivre avec lui les difficultés qu’il est susceptible d’éprouver en accomplissant les gestes quotidiens, nous le suivons dans un centre commercial. Et comme les personnes ayant une déficience intellectuelle peuvent se trouver fort déstabilisées dans des endroits nouveaux, nous compliquons quelque peu l’exercice en l’emmenant dans un complexe MMM qu’il ne connaît pas. Guère déboussolé, notre guide, lui, s’accommode rapidement de cette contrainte et se repère grâce aux logos qu’il maîtrise aisément: «Là, il y a les fleurs, là, c’est la pharmacie, et pour les courses, il faut aller à gauche, c’est écrit Migros», explique-t-il, de sa diction légèrement hachée et sur un ton toujours enthousiaste.
Des couleurs comme points de repère
A l’entrée du supermarché, il saisit un panier à commissions et se dirige vers le rayon des fruits et légumes. «Ici, c’est vert. Les salades, les carottes, les fruits. C’est vert.» Tout en égrainant ses explications, il désigne du doigt un cageot de clémentines. Un peu déstabilisée, j’essaie de lui faire dire la véritable couleur des clémentines. Mais, pour lui, la question ne semble pas se poser. Le fait que ces agrumes ne soient manifestement pas verts ne l’ébranle pas du tout. Les fruits et légumes, c’est vert, c’est tout.
Il faudra poursuivre la visite du supermarché pour mieux saisir sa logique. Ou plutôt la logique que sa formation lui a enseignée. Au rayon suivant, celui du pain et des pâtisseries, Raphaël enchaîne: «Ici, c’est les céréales. C’est brun. Là, on a la viande. C’est rouge, la viande. Ici, les produits laitiers. C’est bleu. Et les desserts aussi!» Classer les aliments par groupes de couleurs semble rassurer Raphaël et lui permet de structurer sa liste mentale de commissions. «Je ne fais pas de liste de courses. J’ai trop peur d’oublier quelque chose.» Encore un concept qui peut échapper à la logique classique, mais, en attendant, tout faire de tête semble lui convenir.
«Nourrir la poubelle? Non merci»
Pour ne pas avoir à jeter, il prévoit ses besoins en fonction de son emploi du temps, tenant compte des repas prévus à l’extérieur, par exemple avec sa famille, ou de la visite de sa copine le week-end. Il est attentif aux dates de péremption et n’achète pas trop de fruits à la fois, parce qu’ils pourrissent vite mais aussi parce que ce n’est pas ce qu’il préfère… «J’aime mieux les Rafaello!» glousse-t-il en passant à côté du rayon des chocolats.
Dans le coin des produits cosmétiques, il reconnaît ses marques habituelles, tout en prenant le temps de découvrir des nouveautés. La prose généreuse d’un gel douche qui affiche «Magie fraîche et épicée, amour Provence») le fait d’ailleurs rire aux éclats… Les courses, pas de doute: une discipline dans laquelle Raphaël Fridez mérite un 6 sur 6! Pas comme le repassage, sa grande bête noire. «ça, je n’y arrive vraiment pas. C’est une voisine qui s’en occupe», confie-t-il en souriant.