21.4.2020, Yannis Papadaniel / «La Suisse bénéficie d’une expertise mais a perdu un savoir-faire industriel.» Photo: shutterstock
Pour garantir l’approvisionnement en désinfectant, miser sur les solutions de proximité est une bonne idée, mais les obstacles sont nombreux. Explications.
«En Suisse, la capacité de production des désinfectants est suffisante et elle peut être augmentée en cas de pandémie; il n’existe donc aucune obligation de constituer des stocks.» La première phrase du point 9.1.3 du Plan suisse de pandémie Influenza de l’Office fédéral de la santé publique, OFSP (mis à jour en 2018, ndlr), laisse pantois tant cet approvisionnement s’est révélé problématique ces jours.
2018 est aussi l’année durant laquelle le Parlement a finalisé la privatisation d’Alcosuisse, le centre de profit de la Régie fédérale des alcools (RFA) qui avait le monopole de l’importation d’éthanol – l’ingrédient de base des solutions désinfectantes – sur sol helvétique. Le Tages-Anzeiger révélait récemment qu’Alcosuisse disposait alors de stocks estimés entre 8000 et 10 000 tonnes d’éthanol… Renseignements pris, le flou demeure quant aux responsabilités décisionnelles de leur liquidation.
Lacunes et flux tendu
L’Office fédéral pour l’approvisionnement économique (OFAE) a ainsi privé le pays d’un volume qui aurait largement permis de répondre aux besoins en gel désinfectant les premières semaines de la pandémie et d’organiser l’approvisionnement pour la suite. En même temps que la liquidation de ces réserves était validée, l’OFAE notait qu’il fallait évaluer l’incidence de ce déstockage. L’examen reste à faire.
Conséquences: les prix ont augmenté, la chaîne d’approvisionnement a souffert de nombreuses lacunes et fonctionne en flux tendu. Vous avez été d’ailleurs quelques-uns à nous demander comment une pénurie d’éthanol (alcool distillé à haut pourcentage) était possible dans un pays producteur de spiritueux et d’aliments dont la fermentation en facilite la fabrication.
Diverses initiatives ont été lancées. Ainsi, Agroscope, à Wädenswil (ZH), avec le soutien de l’Armée et de l’Office fédéral de l’agriculture, a commencé à produire de l’éthanol après avoir acheté des excédents d’alcool en tout genre. Des privés, comme la maison Morand ou les brasseurs de Docteur Gab’s, ont fait de même. De son côté, l’Administration fédérale des douanes a déployé une procédure accélérée d’approbation pour encourager ce type de démarche. Résultat: 334 demandes pesant pour 290 939 litres d’alcool pur destinés à élaborer du désinfectant ont été approuvées jusqu’ici. Pour autant, ces initiatives représentent-elles vraiment une réponse durable?
En partie seulement. Selon Davide Staedler, pharmacologue à l’Unil, à la tête de l’entreprise de consulting scientifique Tibio et chargé par un consortium d’installer une ligne de production pour les cantons de Vaud et du Tessin, «la mise en place d’une chaîne alternative prend du temps et beaucoup d’énergie: il nous a fallu trois à quatre semaines pour arriver à une solution tenable. C’est la preuve qu’en dépit de l’expertise disponible en Suisse, on a perdu un savoir-faire industriel.»
Au problème de coordination entre acteurs se sont ajoutés des obstacles logistiques et légaux: le sucre offre le meilleur rendement pour produire de l’éthanol. Or, selon l’art. 5 de la Loi fédérale sur l’alcool, il est interdit d’en distiller ou d’en ajouter aux matières premières destinées à être distillées, même en situation d’urgence.
Gabriel Hasler, directeur de Docteur Gab’s, a eu besoin de plusieurs jours pour découvrir ces contraintes et «tenter de maintenir une production à un prix raisonnable, alors que nous sommes prêts à vendre notre alcool au prix de production». Agroscope vend son éthanol 20 fr./l alors que, selon Davide Staedler, cette marchandise se négocie entre 8 et 10 fr./l sur le marché. A la lecture de ces éléments, la FRC recommande à l’OFSP de modifier ses publications et à l’OFAE de faire toute la lumière. Une enquête administrative a été lancée en janvier 2020.