Regard sociologique
«En matière de voyage, le neutre c’est le féminin»
Archive · 07 juillet 2022

Sandra Imsand
Journaliste
La journaliste française dédie son livre Les femmes aussi sont du voyage «à toutes les voyageuses, exploratrices, découvreuses, qui ne se poseraient pas tant de questions si elles étaient des hommes». Elle continuera à explorer le thème du voyage et des rencontres dans L’Usage du thé, son prochain ouvrage à paraître en octobre.
Voyager est considéré comme un rite de passage. Est-ce donc un signe de masculinité?
Il est très intéressant de constater que l’on retrouve dans les mythes fondateurs de toutes les civilisations une figure masculine de l’aventure. Tous ces mythes ont en commun des héros pour qui l’aventure est rite de passage vers l’âge adulte. Pour notre société gréco-romaine, il s’agit d’Ulysse dans l’Odyssée d’Homère. On y retrouve des rôles genrés très forts: Ulysse part à l’aventure et pendant ce temps, Pénélope tisse et détisse son ouvrage pour lui rester fidèle. Elle trouve sa valeur dans l’attente. Tandis que sa performance de genre se trouve dans l’attente, celle d’Ulysse est dans le «prestige viril» de l’indépendance, comme l’écrit Simone de Beauvoir. En voyageant, les femmes subissent les risques du voyage et s’écartent de ce que la société leur prescrit. Les hommes prennent certes des risques mais viennent confirmer leur genre et s’en trouvent valorisés. Tous ces mythes, on les retrouve encore aujourd’hui, quand on dit que les marins ont une femme dans chaque port. Le voyage est resté un milieu très viriliste. L’image du baroudeur musclé a aussi des conséquences sur les hommes qui ne répondent pas à ces codes: on retrouve beaucoup d’homophobie dans le voyage.
Comment la femme est-elle décrite dans la littérature de voyage?
Il y a deux catégories. D’une part, celles croisées en voyage. Elles sont considérées comme des objets sexuels. On retrouve ainsi dans les écrits la figure du harem, notamment chez les orientalistes Charles Baudelaire, Gustave Flaubert ou Pierre Loti. Les harems sont décrits comme des lieux de plaisirs, peuplés de femmes lascives. Dans les récits des voyageuses, on voit qu’il s’agissait en fait de lieux d’esclavage, où les femmes, à peine lavées et nourries, enlevées à leurs familles, étaient elles-mêmes gardées par des esclaves. Il n’y a donc rien de positif, à part dans une vision misogyne.
D’autre part, on retrouve la voyageuse. Peureuse ou putain, il n’existe pas vraiment d’entre deux. Elle est soit l’objet de moquerie – une demi-voyageuse, une accompagnatrice qui a besoin d’un homme –, soit décrite comme une personne très libre, avec tout ce que cela implique. Cette notion est très forte dans Sur la route de Jack Kerouac. L’auteur se moque des voyageuses qu’il croise et les utilise pour trouver un hébergement ou le nourrir. Ces femmes n’ont pas de prénom, l’Américain préfère les appeler «belle petite poulette délurée», «belle môme italienne» ou «morceau aguichant» tout en essayant d’avoir des relations sexuelles avec elles.
Les termes aventurier et aventurière n’ont pas la même signification…
Oui. Et ça en dit beaucoup sur la langue française. Au départ, l’aventurière, c’est une prostituée, une courtisane, une femme qui a des aventures sulfureuses. C’est frappant de voir certains mots qui, passés au féminin, ont pris une connotation sexuelle, péjorative. Par exemple, maître ou entraîneur.
Voyager seule en tant que femme, est-ce une expression du féminisme?
Il n’y a pas toujours un lieu évident. De tout temps, beaucoup de femmes ont voyagé sans poser une analyse féministe. Ce qu’elles voulaient c’était partir, tout simplement. D’autres ont exprimé leur position féministe, comme Alexandra David-Néel. A l’opposé, il y a eu des voyageuses antiféministes, comme Gertrude Bel, qui s’est opposée au droit de vote féminin. Il y a autant de profils que de femmes dans les voyages. On retrouve toutefois chez chacune d’elles une volonté d’être libre. Donc même si elle n’est pas assumée, il y a bien une volonté féministe. C’est ce qui a déclenché l’écriture de ce livre.
On retrouve dans votre essai la notion des lieux interdits à un sexe. Quelle est leur signification?
Une femme qui voyage dans un pays patriarcal a accès à des lieux non mixtes, alors que l’inverse n’est pas vrai. La voyageuse se soustrait à la performance de genre et a accès à plus d’endroits. On dit souvent que le neutre est masculin, c’est faux en matière de voyage, car la femme a un regard plus large sur les sociétés. Les hommes n’ont accès qu’à une partie et portent donc un regard biaisé, ce qui est un problème dans un enjeu de restitution du réel, de la vérité. Or les récits masculins ont été surproduits pendant des siècles. On a perdu tout un pan de la société concernant la vie des femmes. En matière de voyage, le neutre c’est le féminin, car il balaie plus de lieux.
Partir en tant que femme, est-ce toujours compliqué?
Certains freins ont disparu. Aujourd’hui, les femmes peuvent avoir un compte en banque, détenir leur propre passeport à leur nom. Il n’y a plus de verrou administratif, mais il existe toujours un verrou mental. On sociabilise beaucoup les filles par la méfiance, l’extrême prudence. Quand je rencontre des femmes, elles me disent que si elles ne partent pas, c’est parce qu’elles ont peur. Être une femme dans l’espace public, c’est dangereux de toute façon, quel que soit le pays. Pour ma part, je n’ai jamais eu une seule tuile en voyage qui soit liée à mon genre; les cas de harcèlement, ou les problèmes liés à mon sexe, c’est toujours en France que je les ai vécus. Le danger existe aussi pour les hommes, mais à eux, on ne leur dit jamais d’être prudents. Quand il leur arrive quelque chose, cela augmente leur éclat, cela fait d’eux des aventuriers. Tandis que s’il arrive quelque chose à une femme, on dira qu’elle s’est comportée de manière inconsciente.
Pour voyager, faut-il être libre ou libérée?
Les deux. Libre de voyager et libre pour voyager. On autorise intellectuellement, socialement les femmes à voyager. Il faut désormais qu’elles soient libres de faire exploser les verrous qui restent, comme la maternité ou l’investissement de l’espace public. La liberté, elle se prend si on la demande; elle n’est pas donnée. C’est un sentiment grandiose de faire exploser les verrous qu’on a tellement profondément en nous.
Les femmes se posent-elles vraiment trop de questions avant de partir en voyage?
Clairement, oui. Lorsque j’avais des angoisses liées au voyage, mon thermomètre était de me demander si un homme dans ma situation se poserait les mêmes questions que moi. Si la réponse était non, alors je considérais qu’il fallait partir et ne pas hésiter à voyager. Il peut y avoir des doutes légitimes, mais si le questionnement est lié au fait d’être une femme, ce n’est pas une bonne raison pour renoncer. Il faut s’en débarrasser. C’est pourquoi j’ai écrit dans ma dédicace: «Ce livre est fait pour que vous ne l’emportiez jamais avec vous après l’avoir lu», j’aimerais aider les femmes à se débarrasser de ces questions.
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