29.1.2019, Sandra Imsand / Jérôme Locatelli termine la cuisson four ouvert pour que le produit garde son croustillant.
Nos clients mystères ont poussé la porte de 90 boulangeries romandes. Et découvert que l’artisan résiste à la tentation des produits industriels.
Les artisans boulangers ont la vie dure. Les échoppes disparaissent à la vitesse grand V (un établissement par semaine, selon la branche), trouver des apprentis prêts à assumer un rythme à contre-courant est de plus en plus difficile et la pression sur les coûts est énorme. Il faut dire que les habitudes ont fortement changé. Ce n’est désormais plus dans la boulangerie que le consommateur pressé va chercher sa baguette ou ses viennoiseries, mais en grande surface en même temps que les emplettes de la semaine. Ainsi, trois pains sur quatre sont désormais achetés en supermarché. D’autant plus que ces commerces rivalisent d’ingéniosité pour transformer leur rayon pain en petite boulangerie: fours allumés, employés qui s’activent, bonnes odeurs et décoration adaptée, avec leurs faux airs de tradition, on y croirait presque.
Autre concurrence de taille à laquelle les artisans doivent faire face: le pain industriel. Car c’est bien là le secret des stations-service, supermarchés et kiosques qui offrent à toute heure des croissants chauds, des miches et viennoiseries. A la nuance qu’ils ont été produits à l’avance dans une usine, précuits, congelés puis réchauffés à la dernière minute sur place. C’est d’ailleurs la spécialité de la société Hiestand-Aryzta, géant de la boulangerie industrielle basé à Bâle, qui est coté en Bourse et emploie 19 000 personnes à travers le monde. Ses articles ont souvent parcouru des centaines, voire des milliers de kilomètres pour finir sur les étals.
Polonais, les croissants?
Sur la liste de prix du géant bâlois, le croissant au beurre standard surgelé de 52 g est vendu 70 ct. la pièce. A titre de comparaison, le coût de confection en boulangerie dépasse le franc. Ces chiffres permettent d’expliquer une tendance qui a de quoi faire grincer des dents: selon l’Office fédéral des douanes, 102 293 tonnes de produits de boulangerie ont été importés en Suisse en 2017. En 2014, ce n’étaient que 91 227 tonnes. Une augmentation spectaculaire. Ce n’est pas seulement la grande distribution qui cède aux sirènes du précuit, des sources chez Hiestand-Aryzta, citées par le quotidien Le Temps, estiment que les boulangers représentent environ 20% de leur chiffre d’affaires global.
Pour le consommateur, difficile de faire la part des choses, d’autant plus que l’industrie mise sur les appellations alléchantes, comme «artisanal», «traditionnel» ou «fait maison». Même si le produit n’est pas fabriqué sur place, rien ne l’interdit formellement. Ce que la FRC regrette fortement évidemment. En effet, difficile dans ces conditions pour le client de faire la différence entre un produit livré surgelé et qui finit sa cuisson dans un four et un article qui a été confectionné de A à Z dans l’arrière-boutique.
Un contexte souvent médiatisé, qui a des conséquences directes: le savoir-faire artisanal des boulangers a beaucoup été remis en doute. Comment savoir si sa viennoiserie favorite, achetée dans l’échoppe au coin de la rue a été tourée, laminée et façonnée avec amour durant la nuit ou si elle ne vient pas plutôt de Pologne dans un camion frigorifique? Impossible d’en avoir le coeur net, à moins de placer des espions partout. Ou de le demander systématiquement au comptoir. Et c’est justement l’objet de cette enquête. La FRC a voulu savoir quelles informations le consommateur pouvait obtenir.
Vaste mission dévolue à nos enquêteurs mystères, déterminer sur le terrain si le client peut obtenir du vendeur qu’il lui dise où le croissant a été fabriqué et ce qu’il contient. Cette transparence permet ensuite à chacun de choisir librement quelle denrée acheter et où. Ils avaient aussi à vérifier que les données obligatoires figurent sur les étals et devaient estimer la qualité de l’information et de l’accueil du commerçant. Il s’agissait, précisons-le, de dresser un constat, non de jeter la pierre à une profession déjà mise à mal. Pour ce faire, ils ont acheté – et goûté! – un croissant dans 90 boulangeries réparties sur cinq cantons romands. Ils devaient aussi relever plusieurs éléments: le respect de l’indication du prix et des allergènes, la qualité de la matière grasse utilisée et la provenance du produit. Autant le dire tout de suite, les résultats sont globalement assez satisfaisants. Seul un élément constitue un gros point noir, la question des allergènes.
Pour le tourage, on dépose du beurre premier choix sur un carré de pâte épais pour former un pâton. Abaissé mécaniquement à maintes reprises, il se transforme en un délicat feuilleté aéré.
Le prix dans plus de la moitié des cas
L’indication du prix figure dans 63% de nos visites. Les établissements valaisans, vaudois et genevois tirent légèrement leur épingle du jeu. Fait intéressant, nos enquêteurs ont pu constater que les visites ne se ressemblent pas toujours. Ainsi, dans deux boulangeries de la région lausannoise, les prix figuraient lors du premier passage, et avaient disparu quelques jours plus tard. Un élément auquel les vendeurs devraient être attentifs au moment de la mise en place de la marchandise, car cette indication est obligatoire (lire ci-dessus). Vigilance, donc.
Beurre, huile de palme, pas facile de savoir
Les enquêteurs devaient également se renseigner sur la matière grasse entrant dans la composition du croissant. Huile de palme ou beurre? Pour obtenir cette information, il fallait le demander au comptoir. Ce qui a parfois posé problème aux enquêteurs, au vu des files d’attente, des clients impatients derrière eux et du personnel parfois peu au courant, voire même peu enclin à fournir l’information. «La vendeuse avait l’air gênée de répondre», explique un Fribourgeois. «Je ne sais pas, c’est pas moi qui les fais», réponse entendue dans un établissement à Pully. Un peu léger… A Genève, une vendeuse visiblement prise au dépourvu a évoqué du «beurre végétal» sans vouloir apporter plus de précision. Pis, elle a préféré ignorer les questions «gênantes» de l’enquêtrice pour servir les clients derrière elle. Carton rouge dans la mesure où le consommateur a le droit d’avoir cette information, qui ne dépend pas du bon vouloir du boulanger. En général, il faut relever que les employés de chaînes de boulangerie étaient moins au courant de ce qui entre dans la composition de leurs produits et que l’accueil y a également été plus difficile. Par exemple chez Pouly, qui a pourtant banni depuis 2013 l’huile de palme, les vendeurs n’étaient pas toujours à même d’assurer que les croissants n’en contenaient pas. Dommage. Au contraire, chez les petits indépendants, le personnel de vente semblait mieux renseigné, ou du moins se donnait la peine de chercher l’information. Les réponses sont plutôt rassurantes, puisque 80 des 90 boulangeries visitées indiquent n’utiliser que du beurre dans leurs croissants. Pour les autres, c’est la margarine qui est évoquée, ou alors le personnel n’a pas pu fournir de réponse (voir infographie). Un enquêteur vaudois émet cependant des doutes sur certaines réponses: «Il me semble que le vendeur n’oserait pas dire par exemple qu’il y a beurre et margarine pour moitié; et que s’il y avait un peu d’huile de palme dans la détrempe, il ne le saurait pas. Ici, la vendeuse a dit avoir vu mettre des carrés de beurre entre les couches de pâte; l’aurait-elle remarqué si cela avait été de la margarine plutôt que du beurre?» Sans liste d’ingrédients affichée, le doute perdure.
Sur place ou au labo, livré frais
Enfin, dernier critère, la provenance. Où le croissant a-t-il été confectionné? Les retours sont à nouveau encourageants. Dans 54 commerces, les croissants sont fabriqués dans l’arrière-boutique ou dans le laboratoire attenant à l’établissement. Dans les autres cas, le laboratoire a livré les croissants frais et cuits à l’aube tous les matins. Une enseigne nyonnaise a précisé que la viennoiserie est livrée précuite et congelée depuis le siège du groupe, et qu’elle est passée au four au fur et à mesure des besoins sur place. Dans ce cas précis, la notion de boulangerie artisanale se discute.
Enfin, nous avons également pu relever des collaborations intéressantes entre boulangeries. Par exemple des établissements de Genève et Pully, qui se sont réparti le travail: la confection des croissants pour les uns, celle d’autres marchandises pour les autres. «Ce genre d’association permet d’offrir une grande variété de produits artisanaux sans avoir besoin de tout faire soi-même, estime Barbara Pfenniger, spécialiste Alimentation à la FRC. Une bonne piste pour contrer les croissants industriels précuits «fraîchement » cuits sur place.» Et une convergence prometteuse pour d’autres, sans doute.
Découpe au rouleau – entouré d’un bas de dame, s’il vous plaît, pour que la pâte ne colle pas! – et façonnage à la main. Chaque boulanger décide de la forme à donner. Ici: croissant droit, pointe vers le bas.