8.9.2020, Anne Onidi / Des laboratoires adoptant des pratiques analogues obtiennent des résultats radicalement différents. Comment est-ce possible ? Consommateurs comme industriels ont besoin de réponses. Photos: Jean-Luc Barmaverain
Les analyses en laboratoire servent à découvrir ce qui se cache dans un produit. Du moins en temps normal. Avec les croquettes pour chat, cela a pris une tout autre tournure. Jamais un test n’aura donné à la FRC un tel os à ronger. Deux ans après une première analyse, de nombreuses zones d’ombre restent à éclairer. C’est le récit que nous vous faisons aujourd’hui.
Il y est question de contamination de cet aliment sec par une substance cancérogène avérée pour l’animal, l’acrylamide, d’analyses aux résultats ininterprétables, de laboratoires aux pratiques analogues mais qui obtiennent des résultats radicalement différents. Il est également question de gens pris de court et d’émotions fortes. La publication des premiers résultats a provoqué un vif émoi tant chez les propriétaires que chez les vétérinaires, même chez les fabricants. Plongée dans les méandres d’un dossier d’une étonnante complexité scientifique, aux rebondissements multiples, dont l’issue demeure encore bien floue.
LA SAGA COMMENCE AVEC LA PUBLICATION D’UN TEST DE CROQUETTES POUR CHIEN
2016 Traquer l’acrylamide dans les croquettes pour chat: l’idée nous avait été soufflée au début de 2016 par un vétérinaire mordu de nutrition animale. Nous achevions alors un test comparatif de croquettes pour chien durant lequel nous avions constaté la difficulté à obtenir des informations de qualité sur ce type de produits. Fait inédit, aucun des laboratoires contactés n’avait accepté d’analyser nos échantillons. Nous faisions face à des silences ou des refus reposant sur le fait que ces laboratoires comptaient parmi leurs clients des marques d’aliments pour animaux. Certains laboratoires avaient ainsi préféré éviter les conflits de loyauté. La situation laissait l’impression étrange de déranger un monde qui n’aimait pas beaucoup être questionné. A ce moment, nous nous étions finalement rabattus sur une analyse des informations lacunaires qui figurent sur les emballages d’aliments secs pour chien.
L’analyse avait été confiée à l’Institut de nutrition vétérinaire de l’Université de Zurich. Nous avions jugé le résultat final peu informatif, offrant au consommateur de maigres réponses. L’expérience nous avait laissés sur notre faim et donné envie de creuser la question de la qualité des aliments pour animaux.
Mais revenons à l’acrylamide. Nous connaissions ce composé cancérogène pour l’avoir débusqué, notamment, dans des frites. Cette substance se forme lorsque des aliments contenant de l’amidon sont chauffés à sec à plus de 120 °C. Les croquettes, fabriquées à base de céréales ou de féculents, recèlent forcément de l’amidon. Notre intuition nous soufflait qu’elles contenaient donc de l’acrylamide. Mais en quelle quantité?
L’industrie ne peut plus fermer les yeux.
Nous ne lâcherons rien.
2017 Un an plus tard, à la fin de 2017, un ciel bleu s’ouvre à la FRC. Nous avons le feu vert pour lancer ce test et un laboratoire pour le concrétiser! Un tour d’horizon de ce qui s’est fait dernièrement en matière de tests comparatifs à l’échelle internationale nous confirme que le sujet n’a encore jamais été traité sous cet angle. Reste à trouver un financement à notre recherche. Le budget dépassant les 9000 francs, il nous faut un soutien. Nous contactons la SPA vaudoise; elle propose rapidement de contribuer à hauteur de 5000 francs. Ce test comparatif démarre décidément très bien et semble plein de promesses. Nous réapprochons l’Institut de nutrition vétérinaire de l’Université de Zurich en lui demandant son avis sur notre projet et un éventuel soutien financier. Réponse de sa responsable: cette étude ne fait pas sens car il n’y a pas de problèmes, ni de mycotoxines, ni de sel, ni d’acrylamide dans cet aliment sec. D’ailleurs, selon la chercheuse et professeure, le procédé de fabrication des croquettes, appelé extrusion, exclut presque complètement la formation d’acrylamide. Surpris par cette réponse catégorique, nous lui écrivons pour lui demander si elle dispose d’études et d’informations plus précises à ce sujet. Le courriel restera sans réponse. Pour la deuxième fois, nous nous voyons surpris par le fait que cet institut ne s’implique pas davantage dans une étude qui concerne pourtant son domaine d’expertise.
2018 Qu’à cela ne tienne, nous envoyons quinze variétés de croquettes au laboratoire qui avait déjà analysé les frites pour nous. Aucune méthodologie type n’existe encore pour doser l’acrylamide dans les croquettes, les chimistes adaptent donc leur mode opératoire pour mieux coller à ce produit plus complexe. Les résultats des analyses tombent en juillet 2018: les taux oscillent entre 178 et 1660 microgrammes d’acrylamide par kilo de croquettes. Pour les valeurs les plus hautes, précisons qu’elles sont supérieures à celles mesurées dans les frites, où le taux maximal mesuré était légèrement inférieur à 1000 microgrammes par kilo. Or, en regard de la taille d’un chat et le fait que son alimentation est essentiellement à base de croquettes, les valeurs relevées dans nos échantillons sont juste énormes. Précisons encore que le taux est réglementé dans l’alimentation humaine, mais ne l’est pas dans celle destinée aux animaux.
En l’absence de limite définie, nous nous demandons comment juger ces valeurs. Finalement, nous fixons un seuil à 300 microgrammes par kilo, le même que celui établi pour les céréales de petit-déjeuner. Nous soumettons les résultats au vétérinaire nutritionniste avec lequel nous sommes restés en contact. Il les juge préoccupants. Le fait que certaines variétés haut de gamme soient aussi concernées le perturbe. Il se posait déjà la question avant, mais là davantage: en tant que vétérinaire, comment être sûr de la qualité des aliments que l’on propose à sa patientèle? Il sait, pour avoir tenté l’expérience quelques années auparavant, à quel point il est difficile d’obtenir des informations pertinentes et même des informations tout court de la majorité des fabricants. Il connaît l’opacité de cette industrie.
Pour chacun de nos tests, le protocole est le même: les résultats des analyses sont soumis aux fabricants des produits éprouvés avant publication. Cela leur laisse le temps de commenter, voire contester, les éléments que nous leur soumettons. Il arrive ainsi, même si cela s’avère plutôt rare, qu’une marque nous présente alors d’autres résultats et que nous refassions des analyses supplémentaires pour trancher. Pour les croquettes, nous envoyons les résultats des analyses le 6 juillet 2018, en demandant une réponse d’ici au 10 août. Sept fabricants sur dix nous font part de leur réaction: tout est en ordre, ces taux sont tout à fait conformes aux règles édictées par la FEDIAF (le représentant de l’industrie européenne des aliments pour animaux de compagnie, soit dit en passant à l’origine de toutes les directives). Alors oui, effectivement ils sont en ordre, étant donné que l’acrylamide n’est nullement réglementé. D’ailleurs, la FEDIAF n’aborde même pas la problématique dans ses guides. Quelle surprise tout de même de constater l’étonnante uniformité des réponses, sans l’ombre d’une remise en question ou même d’une contestation!
Aidez-nous à aller jusqu’au bout.
Ces résultats pour le moins préoccupants, nous cherchons à les soumettre à la chercheuse qui avait jugé que l’étude faisait peu de sens. Mais elle est absente plusieurs semaines et son secrétariat nous informe que comme elle est chargée des relations avec les médias, personne ne peut répondre à sa place. Là encore, ce manque de collaboration étonne: est-ce que nous dérangerions? En cherchant un autre interlocuteur sur la page web détaillant l’équipe de l’institut, nous découvrons que deux postes de résidents sont financés par Royal Canin, une marque appartenant au géant Mars, leader du secteur avec Nestlé Purina. Quant à la chercheuse, elle promeut des produits pour chien de Purina Proplan dans une vidéo.
Pompon peut encore attendre, sa propriétaire aussi: la vérité sortira des éprouvettes dans deux mois, deux ans peut-être. Mais le verdict aura assurément une incidence sur le marché de la croquette.
Comment un institut en partie financé par des marques peut-il juger des produits de ces mêmes marques de manière impartiale? Face à ce conflit de loyauté, l’exercice nous semble clairement impossible. Nous interrogeons cette fois le service de presse de l’Université de Zurich, qui parvient à contacter la directrice. Il nous répond que dans la vidéo en question, la chercheuse est interviewée en tant qu’experte en nutrition animale. Son rôle ne l’empêche pas d’exprimer son opinion de manière critique lorsque l’alimentation ne convient pas à certains animaux. Quant aux postes financés par Royal Canin, on nous indique que ce sont des postes de formation avancée pour des vétérinaires visant des qualifications européennes en nutrition vétérinaire. Les contrats sont, nous dit-on, soigneusement vérifiés afin de garantir l’indépendance de la recherche et de l’enseignement. On nous précise en outre que l’Université de Zurich soutient les liens entre ses instituts et l’industrie car cela permet une recherche proche des besoins de la société et le transfert de connaissances dans la pratique – ce qui, dans le cas spécifique, «profite en fin de compte aux propriétaires d’animaux et aux bêtes elles-mêmes». Ces explications laissent pantois: la scientifique s’appuie-t-elle sur ses propres recherches ou des informations que la marque lui a transmises pour affirmer que les produits Purina Proplan sont adaptés aux besoins des chiens? Nous savons déjà combien les vétérinaires sont courtisés par l’industrie. Faute d’une documentation indépendante, ils n’ont trop souvent pas d’autre choix que de croire sur parole ce que les marques leur servent. Difficile dans ces conditions de faire entièrement confiance à cette source, nous n’insistons pas.
Lorsque nous publions notre article en septembre 2018, la réaction des médias est immédiate et traverse tout le pays. L’info est relayée dans le 19h30 de la RTS, on en parle dans la presse quotidienne, à la radio. Le programme télévisé alémanique Kassensturz y consacre un sujet. Et au Tessin, l’association de défense des consommateurs ACSI publie ces résultats. Effet boomerang, les courriers de lecteurs pétrifiés affluent. Certains demandent plus d’analyses, d’autres questionnent sur des marques alternatives.
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Sur notre site, nous lançons un appel, récoltant 2300 contacts intéressés à suivre ce dossier brûlant. Nous encaissons également 1080 francs de dons destinés à effectuer de plus amples analyses. C’est une véritable onde de choc! Autre particularité, nous recevons deux témoignages de lecteurs ayant écrit à Nestlé Purina pour réclamer des explications sur les mauvais résultats. Dans sa réponse, le service client de la firme assure que les taux d’acrylamide qu’un autre laboratoire a mesurés sont bien inférieurs aux nôtres. Nestlé Purina remet ainsi en question nos conclusions alors même qu’elle n’avait rien à contester un mois auparavant. Nous écrivons donc à l’entreprise ainsi qu’à une vingtaine d’autres fabricants pour savoir ce qu’ils comptent tous mettre en oeuvre pour produire des aliments fiables et de qualité. Nestlé ainsi que quatre autres producteurs nous envoient une réponse contestant les résultats de nos analyses. Décidément, ce feuilleton livrait des épisodes inédits! Comment se faisait-il qu’aucun ne se soit sérieusement penché sur les documents transmis durant les cinq semaines de réflexion que nous leur avions laissées? Parce que la FRC et le marché suisse comptent pour portion congrue? Sans doute. Et cette industrie s’était-elle seulement une fois déjà intéressée à l’acrylamide avant la parution de notre test? Les réactions quasi sismiques de consommateurs et de vétérinaires ne seraient-elles pas en train de faire vaciller ce secteur maous et très florissant sur son piédestal?
2019 Pour entamer une discussion avec deux fabricants, nous leur fournissons la méthodologie détaillée de notre laboratoire pour qu’ils effectuent leurs propres analyses. L’un ne donne pas suite, tandis que Nestlé Purina répond qu’«il est étonnant que la FRC n’obtienne pas les mêmes résultats alors que les méthodologies analytiques sont identiques». Très bien, nous obtenons ainsi une validation externe de la méthode! C’est une avancée, nous pouvons donc effectuer une série d’analyses pour faire le point et vérifier si les fabricants ont fait évoluer leurs recettes. Mais en août 2019, les nouveaux résultats sont stupéfiants, tellement ils sont bons. Sur 20 échantillons, aucun ne contient plus de 300 microgrammes d’acrylamide par kilo. Notre laboratoire explique alors avoir intégré une nouvelle étape pour éviter la formation d’acrylamide dans l’appareil de mesure. Cette étape ne retiendrait-elle pas une partie de l’acrylamide, provoquant un biais dans les résultats? Le laboratoire ne l’excluant pas, nous choisissons de ne pas publier les résultats et de creuser la question analytique. A ce moment-là de l’histoire, ni nous ni le laboratoire ne savons que penser. Pour avancer, nous devons confronter les échantillons à un autre laboratoire. A qui donc nous adresser?
En parallèle, le Quality manager chez Purina nous contacte. La FEDIAF, dit-il, a validé un nouveau groupe de travail sur les méthodes analytiques et l’acrylamide a été sélectionné comme sujet prioritaire. C’est une bonne nouvelle. Nous en profitons pour lui demander s’il a un laboratoire à nous conseiller. Il nous oriente chez Neotron, entreprise italienne à laquelle Nestlé confie des mandats. Nous la contactons à maintes reprises, par écrit et par téléphone, sans obtenir de réponse et finissons par lâcher l’affaire. Nous savons que des laboratoires ne veulent pas nous compter parmi leurs clients. Certains ont même reçu des consignes claires dans ce sens. Et là, nous ne trouvons vraiment aucun laboratoire susceptible d’effectuer ces analyses d’acrylamide pour nous.
2020 Le Quality manager de Purina, de contact agréable et investi, propose alors de nous mettre en relation avec le laboratoire d’analyse de contaminants de Nestlé, situé en banlieue parisienne. En février, nos chercheurs et ceux de Nestlé entament des discussions téléphoniques sur les détails de leurs méthodologies respectives. Dans la discussion entre chercheurs sur les subtilités des aspects techniques, le docteur en chimie qui dirige notre laboratoire n’en perd pas une miette. A l’issue de cet échange, tous acceptent de se livrer à un essai inter-laboratoires de croquettes pour chat que nous leur fournirons, en incluant également Neotron à qui Nestlé transmettrait nos produits. C’est inédit et prometteur. Notre laboratoire prend connaissance d’une autre manière de faire, permettant de confronter les différentes méthodes d’analyses d’acrylamide. Surtout, nous allons enfin connaître la quantité réelle de cette substance dans ces aliments et savoir quel danger éventuel ils représentent. En juin, nous envoyons à chacun dix échantillons anonymisés, emballés sous vide. Les trois laboratoires ne tardent pas à livrer leurs résultats. C’est un nouveau séisme: Nestlé et Neotron fournissent des valeurs basses, très alignées et toutes bien inférieures à 300 microgrammes d’acrylamide par kilo. Notre laboratoire livre, lui, un tout autre rapport, avec des valeurs dépassant pour toutes les croquettes les 1000 microgrammes par kilo. Nous qui rêvions de clarté, nous voilà encore plus embrouillés…
Alors évidemment, nous pourrions lire dans ce scénario que les gros fabricants adaptent leurs méthodes d’analyses aux résultats qu’ils souhaitent obtenir et que la vérité sort des éprouvettes des petits indépendants. C’est une piste, mais elle est un peu courte. Afin de connaître la vérité, nous allons investiguer encore. Explorer toutes les voies, en percer de nouvelles s’il le faut. Le verdict n’est pas pour aujourd’hui, mais arrivés à ce stade de la recherche, nous ne lâcherons pas le morceau! Une satisfaction demeure, celle d’avoir indubitablement soulevé un lièvre. L’industrie des aliments pour animaux ne peut plus fermer les yeux.