19.11.2019, Sandra Imsand / L’enquête a fait surgir un élément inattendu: aucun serrurier n’a exigé de pièce d’identité!
La branche suscite plaintes et méfiance. L’occasion de mener l’enquête de manière originale.
«Ma fille a laissé ses clés à l’intérieur de notre domicile. Elle a contacté un serrurier d’urgence qui a remplacé le cylindre et a exigé un paiement immédiat de 1200 fr.» «Nous avons fait appel à la première entreprise qui s’est affichée sur internet pour ouvrir notre porte. Nous avons payé 754 fr. 90 pour 10 minutes de travail. Normal?» «Alors qu’on m’avait annoncé un forfait à 350 fr., on m’a demandé 1600 fr. après avoir retiré mon cylindre sans m’en parler au préalable.»
Depuis des années, la FRC reçoit des doléances de personnes qui ont l’impression d’avoir été abusées par un serrurier. Frais additionnels non annoncés, facture finale très élevée, intimidations: beaucoup de témoignages laissent croire que des personnes peu scrupuleuses profitent de la détresse des clients pour adopter des attitudes et tarifs non adaptés. Difficile cependant de savoir ce qui ressort de l’urgence ou d’une pratique abusive. «Une entreprise peut fixer ses prix comme bon lui semble, explique Valérie Muster, responsable de FRC Conseil. La loi de l’offre et de la demande règne en maître.» Et la demande est là: le TCS et Swisscom, par l’intermédiaire de local.ch, se sont lancés dans le business de la serrurerie d’urgence.
Les clients sont-ils donc condamnés à payer le prix exigé, même s’il est exorbitant? Non, heureusement. Car le milieu reconnaît l’existence de brebis galeuses. A Genève, une enquête policière effectuée avec l’association faîtière des Métiers techniques du Bâtiment (MBG) a permis d’arrêter trois personnes soupçonnées d’avoir escroqué 140 clients entre 2016 et 2018. La région est particulièrement touchée par des artisans peu honnêtes à cause de sa situation géographique. L’écrasante majorité des plaintes reçues à la FRC concernent d’ailleurs ce canton. Comme le déplorent certains professionnels, il suffit d’un site web bien référencé et d’une camionnette pour s’improviser serrurier.
La FRC a mené l’enquête. Pour le bien du scénario, trois appartements genevois ont été choisis. La porte présentait des degrés de «sophistication» divers: simple serrure, rosace, sécurisée, etc. Les enquêteurs, dont deux femmes – les témoignages évoquant des gâche-métier émanent souvent d’elles – devaient invoquer une situation d’urgence et faire appel à des sociétés, soumises ou non à la convention collective de travail (CCT), afin d’analyser réponses et tarifs. Les enquêteurs ne devaient pas laisser les serruriers intervenir, mais trouver une solution miraculeuse de dernière minute (un ami qui appelle, un voisin qui rentre). Les faits se sont déroulés un jour de semaine, ainsi aucun supplément pour la main-d’oeuvre – qui peut grimper jusqu’à 100% – n’a été appliqué.
PETIT-LANCY | L’enquêteur, dont la porte avait claqué, a contacté Serrurier24.ch, en réalité Haefliger, basé à Lucerne, et Murner. Le premier demandait un forfait de 219 fr., sans détail. Le délai (30 min) a été respecté. L’artisan a très bien pris la chose quand un voisin est arrivé inopinément avec une clé de secours. Une facture de 129 fr. 25 a été établie (80 fr. de forfait de déplacement et 40 fr. de «dispositions et préparation du travail» + TVA), qui sera envoyée par courrier, la personne n’acceptant pas toutes les cartes de paiement. Pour Murner, le prix annoncé oscillait entre 100 fr. et 200 fr. Le délai (30 min) a été tenu et le fourgon affichait clairement le nom de l’entreprise. L’employé n’est monté qu’avec le bon matériel pour ouvrir le loquet, montrant qu’il avait bien évalué la demande. Lorsque le voisin est arrivé, l’employé n’a rien exigé, pas même pour le déplacement.
SERVETTE | L’enquêtrice a eu de la peine à obtenir un professionnel. Local.ch indiquait ne pas trouver de partenaire dans le secteur. Quant à ceux soumis à la CCT, quatre n’ont pas répondu ou n’étaient pas disponibles. C’est finalement un employé de Gilliéron Frères qui est arrivé, en banal scooter, dans le délai indiqué (30 min). Pour une porte claquée, le prix annoncé était d’environ 85 fr. Sur place, la personne a déclaré que si la serrure pouvait simplement être crochetée avec un fil, l’intervention ne serait pas très chère, mais que si elle devait être meulée, la facture pouvait grimper jusqu’à 350 fr. Lorsque le travail a été annulé, la société n’a demandé que 50 fr. Pour SOS-serrurier24.ch, le délai (15 min) a été tenu et le tarif annoncé était de 250 fr. (260 fr. si paiement par carte). A l’annulation, un «forfait d’intervention» de 100 fr. a été exigé. Bizarrement, le tampon sur la quittance ne correspondait pas à la firme appelée, dont le nom était pourtant affiché sur le (luxueux) véhicule d’entreprise. Par ailleurs, à 11 h 30, le serrurier sentait très fortement l’alcool.
PLAINPALAIS | L’enquêtrice a prétexté que sa porte (une simple serrure sans rosace) était fermée à clé et a d’abord fait appel à Art Kern, soumise à la CCT, qui a annoncé 40 minutes d’attente. Après un peu plus d’une demi-heure, c’est la société Murner (comme au Petit-Lancy) qui s’est présentée avec un véhicule d’entreprise, «mieux équipée pour ce genre d’intervention». Le tarif annoncé était de 120 fr. pour le déplacement et de 200 fr. pour le travail, hors taxe. «Il avait l’air sérieux», estime l’enquêtrice. Lorsqu’elle a annulé l’intervention, l’employé s’est montré très compréhensif et n’a rien demandé pour la peine. SOSSerrurier a fait moins bien. Par téléphone, la personne n’a pas pu annoncer de tarif, ni pour le déplacement ni pour la maind’oeuvre: «C’est en fonction du travail.» Le temps d’attente annoncé (30 min) a doublé. Le serrurier avait néanmoins l’air sympathique et sérieux. Quand il a été interrompu, il a demandé 129 fr. 24 de forfait de déplacement et a accepté un règlement par carte.
Les résultats globaux s’avèrent donc bons. Le travail des associations faîtières et de la police envers les entreprises à problème a visiblement porté ses fruits. Cédric Vincent, secrétaire général de MBG, ajoute concernant celle qui n’a rien demandé qu’il s’agit d’une attitude intelligente. «Une firme sérieuse préférera faire un geste mais retrouver un client sur le long terme plutôt que de gagner de l’argent à tout prix.» Il y a eu un hic pourtant, et de taille: personne n’a exigé de pièce d’identité pour vérifier à qui il avait affaire. «Il est donc possible de faire ouvrir n’importe quel domicile!» s’emporte une enquêtrice. Et ça, c’est plutôt inquiétant.