5.7.2016, Aude Haenni / Les petits investissements peuvent donner naissance à de grands projets. Shutterstock.com
Les sites de crowdfunding se multiplient, la diversité des projets donne le tournis. A quoi penser avant de se lancer dans ce modèle financier 2.0?
Wemakeit, Kickstarter, Indiegogo: ces noms vous sont probablement familiers. Mais qu’en est-il de Crowdhouse, Splendit ou MassPurse? De Given- Gain, Raizers ou Lend? Les plates-formes de financement participatif se comptaient sur les doigts d’une main il y a quelques années. Désormais, une quarantaine de sites sont accessibles en Suisse, répondant à des terminologies barbares aux nuances variées (lire lexique). Le succès est tel que les banques s’engouffrent aussi dans le créneau.
Qu’ils soient une entreprise ou un particulier, les esprits en verve trouvent le modèle économique du crowdfunding intéressant à plus d’un titre. Pour dialoguer en direct avec des clients potentiels, pour démontrer avant même qu’il n’existe qu’un produit ou un projet trouvera son public, pour obtenir des capitaux de quelques milliers de francs à plusieurs millions. Ouvrir une épicerie en vrac? Bonne idée. Réaliser un CD, un court-métrage ou un site web? Trop facile. Créer une chaîne hôtelière, financer ses études à Harvard? Pourquoi pas. Internet et les réseaux sociaux permettent de fédérer de l’intérêt – pour certains de l’engouement – à large échelle et d’obtenir des levées de fonds particulièrement réussies, là où des investisseurs traditionnels n’auraient laissé aucune chance.
Favoriser la proximité
Oui mais voilà, quel prestataire choisir, quels risques court-on, comment réagir quand le projet prend l’eau? Tant les investisseurs que les porteurs de projet sont parfois mal préparés à une démarche qui ne se résume pas à quelques clics coups de coeur. Autant être franc, les réponses sont presque aussi contrastées que les sites et les idées.
Néanmoins, il y a fort à parier que votre contribution financière initiale sera versée à votre voisine, au boulanger du village ou au peintre du coin de la rue… Les chiffres le démontrent: le reward-based crowdfunding est avant tout un phénomène local. «La première ressource, c’est le réseau proche», assure Michael Debétaz, qui a cofondé une société d’accessoires en cuir grâce à Kickstarter. Pour le petit investisseur comme le bénéficiaire, la proximité est un facteur gagnant: on mise sur le tangible, voire l’affectif.
D’autres motivations entrent en jeu: l’envie d’acquérir un produit en exclusivité, à un tarif préférentiel, ou de réaliser une bonne action, tout simplement. «Avant, on faisait un don à une association. Maintenant, on le verse directement à un projet dont on suit chaque étape sur le site», explique Vincent Pignon, directeur de la Swiss Crowdfunding Association. Il s’agit ici de voir grandir un projet et de se sentir partie prenante d’une aventure. Que ce soit une ONG à soutenir, un artiste à promouvoir, un sportif à encourager, une start-up à lancer, le choix vous appartient.
Lexique
Choisir son modèle
CROWDFUNDING | Littéralement, financement par la foule ou récolte de fonds. Englobe différentes options.
REWARD-BASED CROWDFUNDING, CROWDSUPPORTING | Financement associé à une contrepartie en nature, qui varie selon le montant versé.
CROWDDONATING | Modèle qui s’apparente au don ou au mécénat. L’investisseur n’attend rien en retour. N’est pas déductible des impôts.
CROWDLENDING | Prêt de pair à pair (P2P lending). A l’issue de l’échéance, la somme est rendue avec des intérêts.
CROWDINVESTING, EQUITY CROWDFUNDING | L’investisseur prend part au capital, achète des actions, devient copropriétaire.
Et si la philanthropie ne vous touche guère, tournez-vous vers le crowdinvesting – réservé davantage aux initiés, aux business angels – et le crowdlending. Profitant de taux bien plus attractifs que ceux d’une banque, Eric Emery place ses billes dans de petites sociétés alimentaires locales. «J’ai bénéficié du crowdfunding pour ma propre boulangerie (1,25 million engrangé, ndlr). Alors j’en fais profiter d’autres. Et je contribue à relancer une économie au point mort», estime l’artisan. Il s’est tourné vers Wecan.Fund, un site genevois qu’il considère comme sûr.
Le risque, justement, parlons-en. Que la contrepartie à votre don (une invitation VIP, un saucisson) arrive dans votre boîte aux lettres avec un mois de retard passe encore. Mais il se peut que l’entreprise ou l’idée dans laquelle vous avez cru ne voie jamais le jour. Avec le modèle du «keep it all», la somme récoltée terminera dans la poche du créateur, quoi qu’il en soit. L’argent vous sera en revanche restitué avec le système plus répandu du «all or nothing» (tout ou rien) si l’objectif financier n’est pas atteint. A noter encore que des honoraires et des frais de commission (4%-6%) peuvent être prélevés et que les intermédiaires bancaires retiennent des frais de transaction (3%-5%). Tous ne vous seront pas forcément remboursés. Aussi, lisez attentivement les conditions générales.
D’ici quelques semaines, la Swiss Crowdfunding Association va sortir un guide sur le fonctionnement du financement participatif. Contributeur ou créateur comprendront alors mieux comment se retrouver dans cet environnement complexe et multiple.
Législation
Un cadre encore bien trop flou
Cette économie alternative souffre de maux. «La volatilité, par exemple: la concurrence entre sites est rude; bon nombre disparaissent, faute de rentabilité», explique Vincent Pignon. La faute en partie à la pléthore de sites étrangers, tel Kickstarter, qui s’immiscent sur le marché suisse et ne sont pas assujettis aux mêmes règles vis-à-vis de l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA). Ils échappent donc au cadre légal.
Le cadre helvétique lui-même demeure flou. Chaque plate-forme peut potentiellement être assimilée à une banque. «Tant que l’argent est transmis par des fournisseurs de fonds propres ou à titre de cadeau, cela ne pose pas de problème du point de vue du droit bancaire. En revanche, si le capital est destiné à être rendu, il s’apparente à des fonds de tiers. Cette activité est soumise à autorisation, souligne Christina Bürgi, responsable communication de la FINMA. S’il est question de placement à durée fixe, avec un droit au remboursement, il s’agit non seulement de fonds de tiers, mais aussi de dépôts du public soumis à autorisation.»
Vincent Pignon le souligne, «la situation est complexe, et la FINMA analyse chaque site au cas par cas». Depuis une année, les échanges entre la FINMA, le Seco et la Swiss Crowdfunding Association se sont intensifiés afin de mettre sur pied «une régulation qui aiderait au développement des différentes plates-formes de crowdfunding». Une perspective qui réjouit Robin Eymann, responsable Politique économique à la FRC. «Instaurer une régulation progressive en fonction de la taille du site est important. Ces sites pourront ainsi subsister tout en préservant les droits des consommateurs.»
Autre volet: la transparence et la sécurisation. Car ne nous leurrons pas, les fraudes existent. Aux Etats-Unis, de fausses campagnes ont été démasquées, les investisseurs n’ont, eux, jamais revu la couleur de leurs dollars… Pas de cas signalé en Suisse pour l’instant. Comme garde-fou, le Genevois Wecan.Fund propose une rencontre entre porteurs d’un projet et potentiels investisseurs. Pour autant, confiance et jugeote restent les maîtres mots.
Tranches de vie
«Le succès n’est pas forcément tracé»
Crowdfunding par-ci, crowdfunding par-là, tout le monde se lance. Mais tout projet n’aboutit pas. Quelques créateurs d’idées témoignent de leur expérience propre.
A Corgémont (BE), Bières&Co souhaitait agrandir ses locaux et acquérir deux cuves de fermentation supplémentaires. Passer par le financement participatif a résonné comme une évidence. «Un prêt à la banque impliquait de devoir fournir des garanties de remboursement; et un dossier soumis à examen est souvent refusé pour de tels projets, explique Raffaele Grosso, son fondateur. Pour nous, le crowdfunding est un excellent bouche-à-oreille qui implique des personnes connectées, qui interagissent et se considèrent comme de vrais investisseurs.» Choisissant la plate-forme américaine Kickstarter, l’entreprise a misé sur l’international. Bingo: elle a touché un plus large public, recevant de petits montants d’outre-Atlantique «de gens qui ne s’intéressaient pas aux récompenses – des bières – mais à un projet sympa».
Thierry Clottu a misé, lui, sur l’exclusivité de son produit. Avec sa montre Swiss made, l’ingénieur en microtechnique neuchâtelois a trouvé en moins de 12 heures de campagne plus de 60% du financement de son projet sur Kickstarter. «Je jubilais!» En deux semaines, il avait largement dépassé les 35000 francs nécessaires à son projet. A la fin du mois de juin 2016, quelque 96 contributeurs avaient versé entre 499 et 1470 francs pour obtenir une montre en avant-première. Ils sont peut-être le double à l’heure où vous lisez ces lignes.
Mais cela ne signifie pas que le succès se règle en deux coups de clic. «Tout se joue dans la qualité de la campagne, souligne encore le Neuchâtelois. Cela m’a pris environ quatre à six semaines pour la préparer». Luisa, du Veganopolis Café à Lausanne, abonde, elle qui avoue avoir réalisé «un gros travail de présence sur les réseaux sociaux, de relance régulière sans paraître trop pressants, et d’invitations à notre entourage pour nous aider.»
Même avec un projet béton, il faut être doté d’une sensibilité marketing… Didier Lutz l’a appris à ses dépends. Son nettoyeur de lunettes automatiques Cliris n’a jamais vu le jour. «On a fait des erreurs de communication», concède-t-il. La campagne a été avortée, faute d’avoir décollé. Mais le fondateur n’est pas amer. Loin de là. Retombées médiatiques et commerciales à l’internationale, son projet a tout de même gagné le Prix Alliance de l’Innovation 2015 de l’EPFL et trouvé un second souffle. «Depuis, on a appris à communiquer. Et pourquoi ne pas refaire une campagne?!»
Atout coup de coeur
Le financement participatif se joue sur la visibilité et l’investissement personnel. Ainsi, de nombreuses sociétés approchent les créateurs de projets pour leur vendre leurs services, notamment sur Kickstarter. «J’ai compris pourquoi certaines idées se retrouvaient en homepage», raconte l’ingénieur neuchâtelois un peu amer. Business is business. Wemakeit affirme choisir les projets «coup de coeur» selon des critères de qualité et de diversité.
Pour sa part, Stéphanie Jaquet a eu droit à un soutien particulier sans rien demander, et ce grâce à la Channel «Road to Rio», créée par Ochsner Sport. «Estimant qu’il s’agissait d’un joli projet, I believe in you a voulu m’aider», explique cette joueuse de badminton. Avec une vidéo plus professionnelle – coup de pouce visuel bienvenu -, son profil a interpellé les gens, même si elle avoue que la grande majorité des contributeurs proviennent du monde du badminton. Il n’empêche, sans le crowdfunding, la Chaux-de-Fonnière n’aurait tout simplement pas pu financer une partie de sa saison. «J’encourage vivement les jeunes sportifs qui ont un projet important à le faire; c’est un bon moyen de se présenter.» La jeune femme peut aujourd’hui s’exercer à temps plein avant d’atterrir à Rio, non sans oublier les promesses faites à ses contributeurs.
Reste les contreparties. « Cela nécessite d’accorder du temps. Mais les gens m’ont soutenue, c’est la moindre des choses de partager un moment avec eux», ajoute la sportive. Du côté du Veganopolis Café, on s’affaire aussi à rendre la monnaie de leur pièce aux contributeurs… Et ce presque un an après après la clôture de la campagne ! «Nous nous étions bien amusés à trouver des contributions créatives et drôles, raconte Luisa. Avec le recul, on se rend compte que ce n’était peut-être pas les idées les plus pragmatiques à mettre en place, alors qu’on vient de créer son entreprise et qu’elle nous prend déjà 200% de notre temps!» Donnant des nouvelles régulièrement, Luisa admet avoir des backers «heureusement assez conciliants».