Alimentation
Nutrition du futur: entre science et fiction
Archive · 04 novembre 2019


Anne Onidi
Journaliste scientifique
Et si notre patrimoine génétique dictait à l’avenir le contenu de nos assiettes? Si nos smartphones se muaient en nutritionnistes? Et si analyser soi-même l’ADN de ses aliments devenait un jour un jeu d’enfant? Pour éclairer ces pistes, fantaisistes de prime abord, nous nous sommes rendus dans deux laboratoires suisses.
Première étape: l’Agroscope à Liebefeld (BE), où le Dr Guy Vergères compte parmi ces explorateurs de la nutrition. Le domaine de recherche de ce biologiste, c’est la nutrigénomique, une science qui étudie l’effet de l’alimentation sur l’expression des gènes. Pour lui, le simple fait de manger une pomme a des incidences spectaculaires: «On est tous d’accord pour dire que de l’âge de 0 à 20 ans, la nourriture sert à faire grandir. Or, en tant qu’adulte, on mange autant, mais on n’en voit plus les effets. Pourtant, si on effectue des mesures sanguines avant et après un repas, on va constater des modifications nombreuses, puis un retour à l’équilibre après quelques heures. Les technologies actuelles, appelées sciences omiques, nous permettent enfin d’observer cette dynamique.»
Principale cause de morbidité
Grâce à ces nouveaux outils de mesure, les scientifiques sont donc à même de constater l’impact de l’alimentation sur l’organisme. Mais que font-ils de ces données? «On peut mesurer beaucoup de choses, mais on ne sait pas encore comment les interpréter. La question en suspens, c’est: que faire de cette information et comment la synthétiser pour en tirer quelque chose de pertinent? Voilà où en est la science en ce moment.» L’enjeu est de taille. Récemment, une étude scientifique d’envergure a identifié l’alimentation comme principal facteur de morbidité, avant même le tabac ou la pollution. «L’humanité a toujours mangé mais ce n’est qu’il y a cent ans environ qu’on a commencé à investiguer dans ce domaine. Cette science complexe a besoin de temps pour bien évoluer et je n’ai aucune idée précise de la suite.» Peut-on tout de même raisonnablement penser que notre ADN influencera ce que nous mangerons?
Nous dirigeons-nous vers une nutrition ultrapersonnalisée? «C’est difficile à prévoir! J’ai une image pour décrire la situation dans laquelle nous nous trouvons: elle est comparable à celle dans laquelle se trouvaient ces femmes et ces hommes qui faisaient des calculs pour aller sur la Lune. Rétrospectivement, ils ont atteint leur but, mais depuis, on n’y a pas envoyé toute l’humanité. On a ici un potentiel énorme, on travaille à le développer parce que cela a du sens. Mais on ne sait ni si on va aboutir, ni si ce résultat va atteindre la population.»
Nestlé se lance aussi
Prudent, le spécialiste s’avance néanmoins un peu en précisant qu’il n’imagine pas la génération de demain se nourrir de pilules ou de nouveaux aliments. Non, il verrait plutôt des recommandations nutritionnelles ciblées en fonction des profils personnalisés. Or ce type de service, des sites internet le proposent déjà. Moyennant un échantillon de salive et un questionnaire dûment rempli, ils procèdent à un séquençage d’une partie de l’ADN et en tirent des conseils sur le type de diète à adopter. Qu’en pense le biologiste? «Pour moi, même s’ils sont réalisés en collaboration avec des nutritionnistes, ces tests sont incomplets car ils ne tiennent pas compte des autres caractéristiques de l’individu. La génétique est une composante de l’équation, mais n’est pas suffisante à elle seule.» Et d’ajouter: «Si on voit un intérêt à réaliser des profils personnalisés comme pour les sportifs, peut-être qu’on le fera pour tout le monde. Pour l’instant, on met des moyens dans le sport car il y a beaucoup d’argent dans ce secteur. Pour la nutrition, les moyens manquent. Quant aux industriels, ils ont peu d’intérêt commercial à progresser dans le domaine.»
Une situation qui pourrait évoluer à en voir le programme Wellness Ambassador que Nestlé a lancé l’an dernier au Japon. Ce «service personnalisé au soutien de la santé» propose à ses membres, tous âgés de plus de 50 ans, des capsules compatibles avec le système Nespresso et contenant… des compléments alimentaires et des tisanes. Pour le dosage, l’entreprise se base sur des analyses ADN des participants, réalisées grâce à un kit. Le but de Nestlé est ici de prévenir l’apparition de maladies telles que le diabète en s’appuyant sur la détection des risques génétiques. Le programme coûtant jusqu’à 600 dollars par an, on peut vraisemblablement prédire un intérêt croissant de l’industrie pour la nutrition.
Algorithme, dis-moi que manger
Direction maintenant vers le campus Biotech, à Genève. Cet énorme bâtiment vitré doté d’un atrium spectaculaire abritait jusqu’en 2012 l’entreprise Merck Serono. Aujourd’hui, il accueille des centres de recherche et des start-up à la pointe de la technologie. Ici, c’est le laboratoire d’épidémiologie digitale, une antenne de l’EPFL, qui explore des pistes pour la nutrition de demain. L’équipe du Pr Marcel Salathé collecte et analyse des données numériques dans le but d’améliorer la santé publique. Et c’est Talia Salzmann, cheffe de projet, qui assure la visite des lieux. En commençant par la description d’une étude singulière que mène sa collègue Chloé Allémann: une recherche nutritionnelle digitale, entièrement coordonnée à distance, bien nommée Food & You. «Nous cherchons à déterminer les facteurs qui influencent la réponse glycémique des individus, soit pourquoi le taux de sucre dans le sang après un même repas varie d’une personne à l’autre. Nous envoyons aux participants un kit, et eux collectent les données durant deux semaines. Notre but est de développer un algorithme qui permettra de prédire la réponse glycémique individuelle et, peut-être à terme, de fournir des recommandations alimentaires personnalisées.» Ce type de travail relève de ce que l’on appelle la science citoyenne, alimentée par des échanges entre les scientifiques et la population.
Fraudomètre en vue
Autre projet de ce laboratoire particulier: The Open Food Repo DNA. Derrière ce nom se cache un dispositif permettant d’analyser la composition des aliments à l’aide du séquençage de l’ADN. Et sa singularité, c’est qu’il s’adresse au grand public, qui pourrait l’utiliser à domicile dans les années à venir. Pas seulement, nuance Talia Salzmann: «Notre outil n’est pas destiné qu’au consommateur, il peut aussi servir aux fabricants qui veulent contrôler leurs produits. Avec un dispositif aussi simple et accessible à tout le monde, les possibilités de frauder s’amenuisent.» Le scandale des lasagnes à la viande de cheval est, depuis 2013, resté dans tous les esprits.
Grâce à l’Open Food Repo DNA, n’importe qui, dans sa cuisine, pourrait analyser des lasagnes ou autres plats industriels pour en décortiquer la composition! Le protocole, lui, doit encore être affiné: «Nous avons déjà analysé 377 produits et récolté des quantités énormes de données. A l’heure actuelle, nous savons que 150 à 200 des aliments testés ont fourni des résultats qui peuvent être comparés à la liste des ingrédients. Nous en sommes très heureux car c’est une première. Sans surprise, ce sont les produits les moins transformés et les moins gras qui ont fourni les meilleurs résultats. Il semblerait aussi que les aliments chauffés à haute température voient leur ADN dénaturé ou cassé.» L’équipe continue ses recherches dans le but d’offrir, à terme, un dispositif et une marche à suivre accessibles au plus grand nombre. Un kit du petit généticien, en somme!
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