9.5.2023, Sandra Imsand - reportage photo: Jean-Luc Barmaverain
Trier, jeter, donner ou vendre ce que la génération née après-guerre a accumulé: un défi à relever ces prochaines années.
Fin 2021, Muriel perdait sa mère. Une fois le tourbillon des obsèques et des démarches administratives passé, elle s’est retrouvée sur le seuil de la grande et vieille maison dans laquelle elle avait grandi, remplie de souvenirs, certains joyeux, d’autres moins. Des odeurs qui traînent, des lames de parquet qui grincent. Une bicoque remplie d’objets, de meubles, de la cave au grenier. Tout cela lui appartenait désormais. Avec une tâche insurmontable: trier. Que garder, que donner, que jeter, tout en honorant la mémoire de ses parents? Et la perspective de soirées et de week-ends passés à ouvrir des placards, faire des piles, remplir des sacs-poubelles et faire d’incessants allers-retours à la déchetterie.
«En vingt ans, l’offre en espace de stockage à louer a décuplé. Cette option permet de se donner le temps de la réflexion.»
Fin 2020, la génération des baby-boomers, celle des personnes nées dans les vingt années qui ont suivi la Seconde Guerre, comptait 2 031 742 personnes en Suisse, soit 23,1% de la population. Ces gens ont connu les Trente Glorieuses, le plein emploi, de bons salaires. Ils sont régulièrement partis en vacances, ont acheté meubles, vaisselle, vêtements et toutes sortes d’objets. C’est aussi l’arrivée des supermarchés et de la production en masse d’articles à bas prix dans des usines en Asie. Bref, armoires, placards et tiroirs débordent. Et alors que cette génération vieillit, se pose la question de transmettre tout ce qu’ils ont amassé. Le grand transfert a commencé et il va s’accentuer.
Les parents des baby-boomers ont appris à conserver et à chérir leurs biens. Question de contexte, avec les périodes de guerres et de restrictions, mais aussi d’éducation, certains préceptes étant enseignés jusqu’à l’école. Leurs enfants étant des consommateurs, ces derniers ont accumulé autant de lourds meubles en bois et des services en argent que des tonnes de tupperwares sans couvercle et de souvenirs de vacances made in China. Le passage à témoin intergénérationnel arrive alors que la troisième génération vit dans des logements plus petits. Aucune chance que l’armoire vaudoise familiale y trouve sa place. Et parfois, les biens se dédoublent, divorce oblige.
Stockage: offre multipliée par dix
Cette accumulation d’objets et la difficulté de s’en défaire ont notamment favorisé l’explosion de nouveaux types de services, à commencer par les espaces de stockage. Ces emplacements souvent autogérés permettent de gagner du temps. C’est le choix qu’a fait Julie. «Nous n’avions pas l’envie ni la force de prendre des décisions drastiques concernant certains objets auxquels nos parents tenaient. Mais ni mon frère ni moi n’avions d’espace pour conserver meubles et cartons quand il a fallu vider l’appartement, explique la quadragénaire vaudoise. Nous avons donc loué une surface, le temps de souffler un peu.» La solution leur coûte un peu plus de 250 francs par mois.
L’entreprise AB Box est une de ces sociétés de self-stockage. «La demande a augmenté ces dernières années. L’offre a, elle, décuplé depuis que nous avons débuté nos activités en 2005», explique Abel Demiéville. De son côté, la société genevoise Flexbox, qui s’apprête à ouvrir ses septième et huitième emplacements, constate une augmentation des locations pour entreposer des affaires durant une période allant de un à six mois: «Les besoins ont évolué, commente son directeur Jean-Michel Hamdi. Mettre en stockage permet aussi de prendre le temps de mûrir une décision. Il existe de plus en plus de phases de transition dans la vie des gens. Le monde devient plus mobile aussi. Le stockage s’adapte au monde qui bouge.»
«Là, trois générations nous contemplent. Je trie pour que la quatrième n’ait pas à le faire après moi.» Valentine
Parmi les intervenants cruciaux, les organismes qui prennent en charge les débarras d’appartement. Emmaüs constate une augmentation des demandes pour vider des logements à la suite d’un décès. Si l’intervention est gratuite, la communauté ne reprend que les objets susceptibles d’être revendus dans ses magasins. Il faut ensuite se débarrasser du reste par d’autres moyens.
Le CSP, quant à lui, établit un devis tenant compte du volume, de la distance, de la proposition du matériel valorisable ou à jeter ainsi que de la difficulté du débarras. Mais tout est repris. Adrien Pernet, chargé de projet développement du Service Ramassage et vente d’objets d’occasion pour CSP Vaud, relève la composante émotionnelle des interventions: «Quelqu’un qui a perdu un proche cherche du réconfort. Nos équipes sont formées, elles font leur possible pour que la personne se sente à l’aise tout en restant très professionnelles.»
Les objets comme souvenirs
Dans le cas d’un deuil, un objet n’est jamais juste un objet. Quand elles ont dû s’occuper de l’appartement de leurs parents, Laure et Émilie s’arrêtaient parfois très longtemps sur certaines choses, pourtant anodines, s’interrogeant quant à leur histoire et leur importance. «Nous nous demandions pourquoi notre mère avait conservé sept paires de lunettes de soleil ou la raison pour laquelle notre père avait gardé toutes les cravates qu’il portait au travail. Y étaient-ils attachés? Devions-nous les conserver en leur mémoire?» Pour les Genevoises, vider le logement leur a permis de se redécouvrir. Alix Noble Burnand, thanatologue et cofondatrice de l’association Deuil’S, explique que l’objet est le symbole de la relation et du lien. Le fait d’en conserver répond à la peur d’oublier le disparu. «Pour certains, garder quelque chose de la personne décédée fonctionne comme un doudou. D’autres choisiront de se débarrasser de tout. Cela ne dit rien des attaches. Parfois, c’est lié à la culpabilité, un processus incontournable du deuil. Cela raconte plus de choses sur soi que sur le lien à l’absent.»
«J’ai gardé de mon père une grande tasse assez moche. C’est aujourd’hui mon souvenir préféré!» Christine
Aborder la question de son vivant
Les experts s’accordent à dire que la démarche peut prendre du temps. Edmond Pittet, directeur des Pompes Funèbres Générales à Lausanne, conseille aux familles de négocier avec les gérances. «Ne pas mettre d’empressement à vider un appartement avant deux-trois mois.» De son côté, Alix Noble Burnand recommande de respecter un temps de deuil, de le ritualiser. «Si l’on doit agir rapidement, on le retrouvera sur le plan psychique.»
Comment simplifier la tâche aux descendants? Aborder ouvertement la question de sa disparition future, estime la thanatologue. «Il est certes angoissant d’aborder le sujet avant, explique Alix Noble Burnand. Mais une fois la bordure de ronces franchie, il y a un magnifique chemin. Car ces discussions permettent de renforcer les liens et de comprendre que la vie, c’est maintenant.» Une discussion à avoir en famille, ou en privé, en fonction de la situation. «La question de l’héritage met un coup de projecteur sur la nature exacte des relations familiales. S’il existe de la jalousie ou des rivalités, tout est exacerbé.» La spécialiste insiste aussi sur l’importance du testament et de l’intérêt des directives anticipées: on décide avant son décès et cela soulage les démarches futures.
«Sur cette série d’images, trois générations nous cntemplent. je trie pour que la quatrième n’ait pas à le faire après moi.» Valentine
Certains trient de leur vivant. Dans The Stories We Leave Behind, Laura Gilbert raconte comment elle a réévalué toutes ses possessions après avoir dû vider la maison de ses parents. Ces objets sont-ils des trésors ou des fardeaux? Lorsque ses enfants entreront chez elle après sa mort, quelle histoire ses affaires raconteront d’elle? Elle s’est ainsi mise dans la peau d’un cinéaste en examinant ses biens, imaginant comment ils la décrivent et décider quels souvenirs conserver. «Dans cette démarche, le survivant n’a pas sa place, réagit Alix Noble Burnand. Il est utopique de contrôler l’image que les autres ont de soi.» Au décès de son père, Christine a conservé la tasse dans laquelle il buvait son café. «Une grande tasse brune, assez moche, que je lui ai régulièrement proposé de jeter, sourit-elle. Je n’aurais jamais imaginé qu’elle serait mon souvenir préféré aujourd’hui.»